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page mise à jour le 11/08/13

 

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Cornelis A. Koster, Genève, 14/4/03 :

Un article paru fin mars dans le journal suisse Le Temps a attiré mon attention sur votre dernier livre. A la retraite moi-même depuis peu, le sujet m'intéresse directement, et j'ai commandé le livre (via Internet, ça va de soi) et je viens de le terminer. Bravo ! Cela m'a plu, aussi bien pour la théorie que vous y développez, que pour la "mise en scène" !

Maintenant, si vous permettez, j'ai une question, et une petite remarque :

- D'abord, est-ce que Eternity Express a déjà été traduit en anglais au-delà du titre? J'aimerais recommander le livre à des amis qui ne pourront pas le lire en français !

- La (petite) remarque : dans le chapitre IV, à la page 215, il y a une référence à Adolf Hitler, au sujet des autoroutes, construites en Allemagne dans les années trente : sauf erreur, ces "Autobahnen" n'étaient pas goudronnées, mais faites en béton. Ce n'est qu'une petite chose, qui ne change rien au livre, mais pour une personne exacte comme vous cela surprend !

Jean-Michel Truong :
Je plaide coupable : c'était bien du béton ! Quant à la traduction anglaise, elle n'existe pas pour l'heure. A défaut, vos amis pourront se faire une idée en lisant sur mon site les Excerpts in English.

Rannaud Nathan, 16 avril 2003 : Ainsi parlait le Successeur...

Tout d'abord, bravo et merci pour ce moment de pure schizophrénie virtuelle...On m'a souvent dit que l'oeuvre ne représente qu'une infime partie de l'auteur dans sa propre conscience de lui, je me permets donc de vous tirer mon chapeau pour autant d'introspection...La littérature française semblait souffrir d'un cancer, et le nouveau souffle que vous apportez semble permettre d'espérer un retour à une science-fiction non édulcorée et visionnaire, dans la lignée de Huxley, Asimov, etc., rôle qui me semble fondamental dans l'anticipation c à d alerter les consciences sur les possibles futurs, de tirer la sonnette d'alarme ou tout du moins de créer un précédent afin d'éviter le pire...

Je ne peux m'empêcher de vous classer dans les auteurs d'anticipation noire tels que Dantec, qui développent aussi ce malaise face aux nihilismes ambiants et dont les romans ont la même proximité temporelle, futur proche et imparfait cartographié et millimétré depuis un demi-siècle, et dont les jalons n'ont servi que de lointaines balises et non de garde-fous...( merci Messieurs Huxley, Bradbury, K.Dick et Orwell..!)

Les thèmes dont vous vous emparez semblent récurrents à de nombreux auteurs d'anticipation : le flux informatique et le passage de l'intelligence humaine à une intelligence minéralo-humanoïde (L'ultime Secret de Werber ou Les Racines du Mal  et Babylon Babies de Dantec, La nuit des Enfants Rois de Lentéric par exemple), l'extinction programmée de l'homme dans un futur proche afin de ne permettre la survie que de quelques Elus, la néo-féodalisation de la société de consommation.. Etes-vous obligé de faire peur au lecteur ou la peur n'est-elle qu'une préoccupation déjà passée et inutile, dont la conscience n'a pour seul but que de rappeler à l'Homme l'humilité et autres valeurs qui lui font actuellement défaut ?

Loin d'un Coelho ou d'une Rand, vous semblez annoncer, non sans humour, la perte de l'histoire humaine et de sa valorisation, somme toute inutile, pour la gloriole de l'être dont panem et circenses ont empli le coeur de plaisir à défaut de bonheur : la voie de la tentation fut plus forte et nos idéaux de communauté ont vécus depuis Babel et Enoch.

Ps : Je viens de commencer Eternity Express, très bon moment en perspective! Mais allez-vous faire une suite au Successeur?

Jean-Michel Truong :

Oui et non. Je n'aime pas l'idée de « séquelle » qui ressemble trop à celle de « filon » et finit toujours par s'épuiser, en même temps que l'auteur... et ses lecteurs ! Je préfère varier les plaisirs : la vie est trop courte pour qu'on répète les expériences. De plus, je préfère laisser au lecteur lui-même le soin d'imaginer une suite aux aventures de Calvin et de ses Gnomes. Donc, en ce qui me concerne, pas de « Successeur 2 » ou de « Retour du Successeur », de «  Fille du Successeur » ou de « Revanche du Successeur », ni plus généralement de «  Successeur du Successeur ».
Par contre, c'est certain, je reprendrai la thématique du Successeur, pour l'approfondir et répondre à des questions laissées en suspens dans le Successeur de pierre et Totalement inhumaine, notamment celle de la possibilité d'une communication entre l'Homme et son Successeur, ou celle d'un échec du Successeur.

Rannaud Nathan, 17 avril 2003 :

Effectivement laissez l'imaginaire du lecteur vagabonder sur l'histoire de Calvin est plus adéquat... Mais on dirait que vous ne souhaitez pas vous attachez à des personnages, pourtant riches et complexes. N'est-ce pas trop dur de se séparer de ses créations ou ne sont-elles depuis le début que de simples outils ?

Deuxièmement, on sent un besoin d'humilité dans les histoires aussi bien de vos personnages que de la société humaine... Rappel ou mise en garde où l'homme conscient de sa temporalité et de sa fragilité devrait renoncer à sa prétention devant la mort ou l'assurance de pouvoir un jour TOUT expliquer et TOUT contrôler et découler un système d'ambitions plus... humaines ?

Jean-Michel Truong :

Comme tout auteur, je m'attache à mes personnages et me laisse guider par eux au fil de l'écriture. Cela dit, même quand je les dote d'une personnalité « riche et complexe », je ne leur accorde jamais plus d'importance qu'ils ne méritent : ce sont des témoins plus que des héros, passifs plus qu'actifs, même s'ils donnent parfois l'impression d'influencer le cours des événements. Le véritable « héros » de mes romans est toujours le système dans lequel les personnages humains évoluent et qui détermine, la plupart du temps à leur insu, leurs actions. C'est pourquoi chez moi les situations, les processus et les mécanismes impersonnels sont toujours plus détaillés que l'apparence physique ou la psychologie des personnages... D'où peut-être ce sentiment de mortification – d'  « humilité » – que vous dites avoir ressenti.

Rannaud Nathan :

Si l'anticipation ouvre un probable parmi les futurs, vu la corrélation des différents auteurs d'avant-garde sur une éradication programmée du surplus d'êtres, pensez-vous qu'apprendre le sens et la notion de sacrifice, par exemple, aux élèves de l'ENA puisse un tant soit peu changer la donne et donner une forme "d'espoir" ou tout du moins une base de résistance au processus?

Jean-Michel Truong :

Je n'en suis pas certain. D'abord, parce que les apprentis Imbus (élèves de l'ENA ou d'autres écoles du pouvoir) sont comme nous tous englués dans les rets du Successeur et, comme nous, davantage agis qu'agents. Ensuite, parce que tout dans leur formation les pousse au conformisme (voir ce que j'en dis au chapitre 12 de Totalement inhumaine) plutôt qu'à l'héroïsme. Enfin, parce que leurs critères de sélection et d'avancement de carrière incluent l'aptitude à se livrer sans état d'âme à cette mathématique sinistre dont l'unité de compte est le cadavre humain que le maître à penser de la mondialisation, Friedrich von Hayek, nommait « calcul de vie » (cf. Totalement inhumaine, pages 212-214, et mon article « Mortel tropisme » sur ce site).

Amaury Mouchet, 22 avril 2003 : ... même riches, ils sont pauvres... (J. Brel, Les Vieux)

J'ai beaucoup tardé à ouvrir Eternity Express, notamment parce que savoir qu'un bon livre m'attend fait déjà partie d'un plaisir de la lecture que je cherche souvent à prolonger. Et puis aussi, j'attendais d'avoir quelques jours entiers pendant lesquels je puisse m'immerger suffisamment dans le voyage que vous nous offrez : je me doutais bien qu'une fois commencé, votre dernier opus ne pourrait pas me lâcher avant la dernière page.  Et voilà ! Je crois bien qu'en fait, comme les trois précédents, je ne m'en détacherai jamais vraiment.  

Certes, votre roman est habile dans sa forme : vous savez admirablement transposer à l'écrit, ce que de Palma a contribué à inventer pour le cinéma : ralentir l'action pour mieux l'intensifier et ainsi maintenir le spectateur en haleine. Mais l'habileté ne fait pas tout et n'empêche pas un roman de sombrer dans l'oubli ou de se confondre avec un cousin du même genre (en ce qui me concerne, j'ai d'ailleurs tendance à confondre un peu tous les "de Palma").  Mais rien à craindre de ce côté là au sujet de vos livres : Il y a tellement de puissance intelligente engagée dans vos pages et une telle créativité se renouvelant à chaque fois qu'il me semble difficile d'oublier ni même de les confondre.

Dans les romans que, par paresse sans doute, on classe rapidement dans le genre de l'anticipation, on part de quelques axiomes de départ (au hasard : le clonage humain est rendu possible, une apocalypse nucléaire a renouvelé le jeu des pouvoirs, les voyages spatiaux permettent d'atteindre des mondes de plus en plus éloignés, etc.) et tout l'art consiste ensuite à raconter une histoire qui fait usage de façon plus ou moins cohérente de ces éléments inhabituels.  Ce qu'apporte Eternity Express et ce qui m'a particulièrement plu et terrifié, c'est que l'on découvre (en tous cas, c'est la première fois que je lis un roman et non pas un essai qui fonctionne ainsi) un genre nouveau d'anticipation continue : il n'y a pas vraiment d'hypothèses de départ, juste quelques coups de pouces du romancier de ci, de là mais rien de bien incroyable a priori. Par une transition douce, vous enracinez si bien le futur proche dans le passé récent qu'à plusieurs reprises je me suis demandé si les évènements décrits étaient déjà arrivés ou non et, ça c'est terrible !

Je dois vous avouer qu'en outre, je n'aurais pas été aussi disposé à comprendre la dynamique implacable que vous décrivez, si je ne connaissais pas quelques aspects redoutables de la politique commerciale de certains laboratoires pharmaceutiques ainsi que la facilité avec laquelle les médecins eux-mêmes peuvent sans risques jeter aux orties les idéaux d'Hippocrate.  En plus, votre peinture de l'un des futurs possibles de la Chine me semble d'autant plus plausible que j'ai gardé une preuve édifiante du grand écart que connaît la société chinoise actuelle : le ticket d'entrée de la Cité Interdite est un drôle de Janus, d'un côté une vue classique de l'un des bâtiments centraux et de l'autre un espace publicitaire entièrement vendu à Nestlé !

J'aurais bien des questions à vous poser, surtout en ce qui concerne certains passages, souvent très brefs, qui cependant laissent entrevoir pas mal de pistes de réflexions en plus des terribles thèmes principaux.  Pour vous épargner, je me contenterai juste de revenir sur ce que vous écrivez (pp. 121-122) à propos de la facilité avec laquelle Chine peut basculer dans le libéralisme. Effectivement, l'un des traits frappant de la société chinoise semble (en tous cas pour un ignorant comme moi) être un goût très prononcé pour le commerce. Au Viet-Nam, et surtout à Saïgon, il semble que, par certains aspects, les Vietnamiens "de souche" aient un certain mépris ancestral vis-à-vis de ce qui touche à la Chine et cela se traduit notamment par un rejet des activités commerciales délaissées plutôt aux mains expertes des immigrés chinois. J'ai pu aussi constater qu'à Shanghaï, la rue Nanjing relègue Times Square au rang de kermesse provinciale. Néanmoins, si je vous ai bien suivi, vous semblez lier cette disposition naturelle de la société chinoise actuelle au libéralisme à sa tradition millénaire bureaucratique. J'aurais plutôt tendance à dire le contraire. Sinon pourquoi alors, le développement du capitalisme qu'a commencé à connaître l'Europe après la Renaissance ne s'est-il jamais produit en Chine ? La séparation très nette entre l'élite des mandarins (certes peu nombreux mais néanmoins aux commandes de tous les leviers du pouvoir) et les activités commerciales (et militaires) qui leur restaient soumises n'a-t-elle pas constitué un obstacle au développement du capitalisme libéral ? Maintenir un strict contrôle administratif sur l'économie et le militaire semble avoir été un trait constant de la civilisation chinoise depuis la première unification de l'empire et on le retrouve aujourd'hui (évidemment, le recrutement des "nouveaux mandarins" et leurs méthodes pour s'accrocher au pouvoir ont bien changé !).  L'apparition du libéralisme semblerait rompre violemment avec cette tradition.  Qu'en pensez-vous ? (je crois me souvenir que j'emprunte en grande partie les arguments précédent à Needham, dans ses interrogations sur les conditions qui ont fait naître la science moderne, comme le capitalisme, en Europe et pas en Chine.)

Jean-Michel Truong :

Je n'ai gardé qu'un souvenir confus du livre de Needham. En revanche, neuf années à sillonner la Chine – dont sept ans sans interruption dans la province du Guangdong, la plus hystérique d'entre les frénétiques – ont  profondément changé toutes les certitudes nées de mes lectures à ce sujet. J'ai d'abord touché du doigt l'immensité de ce pays, et l'immense difficulté, même pour un appareil bureaucratique expérimenté comme celui du Parti communiste, à le contrôler dans ses moindres parties. Comme disent les cantonnais quand on s'étonne des libertés qu'ils prennent avec la loi : « L'empereur est loin ». Un exemple ? Un des membres de la branche de ma famille demeurée en Chine, paysan pauvre de Puning près de Shantou, a trouvé le moyen, en dépit de toutes les mesures de propagande et de répression souvent brutale en faveur de l' « enfant unique », de donner naissance à pas moins de cinq filles et un fils. Comment ? En payant qui de droit. Rôle capital de la corruption, qui permet, à qui en a les moyens, de goûter aux joies du libéralisme le plus débridé au sein du plus réglementé, du plus fliqué et pour tout dire du plus totalitaire des Etats contemporains. A vrai dire, en Chine, les lois et règlements et le « strict contrôle administratif » qui les accompagne ne sont faits que pour permettre, à tous les niveaux de l'appareil du pouvoir, à une multitude de raquetteurs, mafieux et maîtres chanteurs de prélever leur dîme. Un autre exemple ? Mon travail impliquait de fréquents et étroits contacts avec le mandarin qui dirigeait l'administration des télécoms de la province. Et quel était son principal tourment, à ce brave homme ? Persuader les fonctionnaires chargés d'encaisser les factures de téléphone de ne pas trop exagérer. Deux tiers des sommes par eux collectées ne parvenaient jamais dans les coffres de l'Etat. Le mandarin estimait que si, au terme de sa carrière, à force de ruse, de menaces et de pédagogie, il parvenait à en récupérer ne serait-ce que la moitié, il aurait accompli un exploit digne d'éloges. Alors imaginez, à l'ère Song ou Ming, le même pays immense, déjà peuplé de centaines de millions, et noyés dans cette marée humaine, quelques milliers de mandarins censés la contenir... Si à l'ère des Airbus, de la télévison et d'Internet l'empereur est si loin, sur quelle planète résidait-il alors ? Dans les annales de la dynastie Tang, on a retrouvé un édit de l'empereur Tai T'song suppliant littéralement ses mandarins de... « ne pas trop exagérer » dans leurs détournements d'impôts et d'en faire parvenir une part plus importante au trésor impérial.  Suppliant. Un des empereurs les plus puissants que la Chine ait connu. Cela incite à nuancer la représentation que nous avons de l' « autorité » des souverains chinois. La vérité est que de tous temps et en tous lieux les hommes d'affaires n'ont eu cesse de se soustraire à la tutelle de l'Etat. En Chine, cela passait et passe encore par la corruption de ses représentants. Chez nous, par la « dérégulation » et le « moins d'Etat ».

Amaury Mouchet :

Bon, j'aurais bien envie de poursuivre encore mon e-mail sur d'autres sujets, en particulier sur le thème de la prise en compte quantitative de la vie humaine dans les calculs économiques (cela renvoie à Hayeck si je me souviens bien de Totalement inhumaine, non?) mais je m'abstiendrai pour cette fois-ci.

P.S.: Ah oui, il y a une ou deux petites  choses qui turlupinent  le pinailleur que je suis :

Comment Xuan peut-il espérer masquer son épuration gérontologique pendant cinq ans alors que les familles des premiers convoyés ne manqueront pas de signaler leur disparitions quelques semaines après leur départ ? Si les familles sont néamnoins dans le coup, comment les y mettre sans éveiller les soupçons de leurs ainés et des futurs partants ?

Jean-Michel Truong :

Le livre ne précise rien à ce sujet, en effet. Je suis sûr que le lecteur trouvera de lui-même non pas une, mais dix façons satisfaisantes de règler ce problème.

Amaury Mouchet :

L'immobilisation dans le désert de Gobi est-elle calculée ?

Jean-Michel Truong :

Bien sûr, comme tout le reste. C'est même un élément capital de la mise en condition des voyageurs.  Qu'ils aient eu très chaud, dans tous les sens de l'expression.

Yves Gautier, 24 avril 2003 : Bravo et merci !

J'ai acheté à sa sortie, Reproduction interdite que j'ai dévoré. Idem  pour le Successeur de pierre et Eternity express. Merci pour votre inspiration fulgurante. Pour ma génération, le regard que nous pouvons avoir sur l'histoire  récente nous fait sentir la puissance formidable et terrible des  déchirements du dernier siècle. Tous les événements dramatiques de  cette période récente, s'ils avaient été évoqués quelque mois avant  qu'ils ne se réalisent à ceux qui en furent les témoins, auraient  suscité au mieux des ricanements incrédules, mais ils se réalisèrent. Nous qui n'avons connu que la tiédeur confortable et conformiste  post-68arde, bercés dans l'illusion d'acquis éternels de notre  prospérité passagère ; ne sommes nous pas nous aussi, tels les  incrédules des années 10 face la boucherie de la grande guerre, des  années 20 face à l'escroquerie meurtrière du communisme, des années 30 face au petit caporal -futur grand boucher industriel- , condamnés à ne pas voir plus loin que notre plateau télé et nos congé-payés ? A cette interrogation personnelle, quelques rares voix comme la vôtre,  ouvrent sans inhibition des pistes sur les risques potentiels fermentés par notre société matérielle. Bien sûr, nul ne les souhaite. Mais aurons nous la lucidité et le courage de nous en prémunir ? Le courage se mesure à ce que l'on est  prêt à lui sacrifier, que sommes nous prêt à lui consacrer ? L'avenir nous le dira, comme toujours.

Pascale Hermant, 19 Mai 2003 : Successeur - Matrix   

Tout d'abord un grand merci pour votre remarquable travail, lequel m'oblige à explorer mes limites. J'ai un mental curieux qui, cependant, n'aime pas être mis en difficulté avec des concepts qui lui annonce sa prochaine déchéance. Tant pis pour lui... Une autre partie de mon cerveau jubile en vous lisant.  Alors si une suite littéraire au Successeur pouvait voir le jour...  Maintenant voici mes questions : Je vois un lien entre votre discours et celui développé dans le film Matrix. Je suis même très étonnée de ne pas avoir lu de commentaire ou de question ayant trait à cette concomitance. Est-ce que le mème Matrix fait son chemin plus facilement que le mème Successeur ? Est-ce que le mental est plus réfractaire à l'écrit qu'aux images ? Est-ce que le mental ne croit pas aux images ? D'ailleurs le mème Matrix trouve-t-il des hébergeurs ?  Et enfin, ayant le sentiment d'être, peut-être, la seule à vous poser ce genre de question, Ces questions ont-elles un semblant de pertinence ?   

Jean-Michel Truong : 

Vous trouverez quelques éléments de réponse dans l'interview que j'ai donnée à ce sujet au Nouvel Observateur.

Alain Chaudet , 25 mai 2003 :

Je viens de lire "Eternity Express" qui tombe à pic en ces temps de grève contre la réforme des retraites. Je n'ajouterai pas d'autres louanges à celles que j'ai déjà lues et que je partage. Une question, cependant : pourquoi avoir confié cette "solution finale", que l'on pressent d'ailleurs très tôt, à un juif ? Le clin d'oeil n'est-il pas un peu trop appuyé ?

Jean-Michel Truong :

Jonathan et Xuan, son tentateur, sont deux figures du cynisme de la génération des baby boomers, qui théorisa le "calcul de vie"(Cf Mortel Tropisme, mon "Rebonds" dans Libération), le porta à la dignité de doctrine de gouvernement, et le pratiqua avec un art consommé au prix de millions de vies innocentes, et ce au lendemain même de la Shoah, dont le seul souvenir aurait dû les en détourner à jamais.
Pour caractériser les deux complices, je me suis d'abord demandé s'il existait parmi nos contemporains un groupe, une profession ou un individu qui pouvaient par essence se prétendre indemnes de ce "mal du siècle". Les médecins, par exemple, qui prêtent le serment d'Hippocrate ? Les juifs, victimes de la Shoah, et à qui de surcroît leur tradition interdit de sacrifier la vie de quelques-uns pour en sauver d'autres en plus grand nombre ? Moi, enfin, l'intellectuel obsédé par un retour possible de la Shoah, l'auteur dénonçant à longueur de chroniques et d'ouvrages l'utilitarisme contemporain et ses dérives totalitaires ? A chacune de ces questions, hélas, l'Histoire et la simple honnêteté obligeaient de répondre par la négative.
C'est ainsi que Jonathan est devenu un médecin juif ayant oublié ce qui le spécifiait en médecin et en juif, et Xuan un homme d'affaires eurasien, comme je le fus moi-même, Jean-Michel Truong Ngoc Xuan, dans une vie antérieure.
N'est-ce pas "trop appuyé" ? Sans doute. Mais Eternity Express se veut une fable de notre temps, et une fable ne s'embarrasse pas de nuances.

Jean-Luc MALLEA,  9 juin 2003  :  Après lecture de Totalement inhumaine

 Je viens de terminer votre essai Totalement inhumaine et je dois l'avouer, il m'a laissé pantois... Je n'arrive pas à  concevoir un avenir aussi pessimiste. Selon, moi le Successeur ne répond pas comme l'homme à un ensemble de  stimuli chimiques qui lui font prendre ses désirs pour des réalités. Que recherche le Successeur ? Le pouvoir, le contrôle absolu sur les hommes ? Et si demain, je décidais de ne plus avoir d'ordinateur, ni d'internet, ma vie en serait-elle bouleversée pour autant ? Où est le goût de l'effort ? Où est l'art, le plaisir de la matière dans tout cela ?  Et l'amour ? Je ne le vois nulle part avec l'outil informatique. Certes, l'informatique et son lot d'e-gènes rendent de  nombreux services pour communiquer, compter, analyser... mais ils ne sont pas  indispensables à  mes yeux pour cette existence. Selon moi, l'Intelligence Artificielle ne réalise les applications à la hauteur de ce qu'un cerveau  humain est en mesure de lui faire entreprendre.  Je suis d'accord avec vous il y a bien 3 nébuleuses dans notre parcelle d'univers : les imbus, le cheptel, les epsilons  (les noplugs ?). Mais heureusement chez les epsilons, il n'y a pas que les "agités" de la révolte, il y a aussi les sages  qui à leur façon nous font prendre conscience d'une autre réalité.    Pour conclure, si je vous ai bien compris, c'est  : "qu'e-mème me suive...  " Je vais encore y réfléchir.

Jean-Michel Truong :

Vous trouverez des éléments de réponses à ces questions sur ce site, notamment dans les nombreux et fructueux échanges qui ont suivi la publication de Totalement inhumaine      

Rannaud Nathan, 12 juin 2003 : AÏE...

Aîe, tout d'abord pour le second coup de semonce, puis pour le cynisme, enfin pour le possible de cette réalité...Eternity express est aussi virulent et froidement méthodique que le Successeur dans l'enchaînement des masques qui tombent et de la placide tournure des évènements. Reprenant un contexte proche de Soleil Vert, qui fut à mon sens un monument d'anticipation sur le thème du recyclage des classes vieillissantes, vous trouvez le moyen d'y ajouter une trame en huit clos, un voyage initiatique, et le syndrome du CQFD en moins de pages qu'il en faut pour comprendre le Monde....! Le parallèle avec les wagons de la Shoah, conduit par un médecin juif de surcroit tend à affirmer que l'homme ne retient pas et laisse passer les torpeurs du temps afin de rejoindre ses satisfactions personnelles, un instinct de communauté détruit par la perte d'une peur omniprésente et dogmatique....D'ailleurs certains pensent que la perte du dogme catholique en France a renforcé la foi individualiste de la population. A l'heure où d'autres se servent de l'image d'un Dieu pour justifier leurs exactions envers une population désoeuvrée, ne sommes-nous pas tous de nouveaux des vassaux d'un empire de l'ombre où différents conglomérats seigneurs se jouent de nous comme de simples pièces de jenga dans une construction démesurément darwinienne, les meilleurs places, élite de l'élite, étant celles de pions sur cet échiquier du mal ( merci et pardon à Dan Simmons pour cet emprunt!). Pour certaines raisons personnelles, le parcours de Jonathan m'inquiète car il pose une cruelle dichotomie : vivre ou survivre, le premier dans une intégrité mentale consciente, le second s'apparentant plutôt aux rites carcéraux avec le test de la promenade puis celui des douches, bref un monde où la force est un moyen suprême annihilant l'intelligence pour les classes dominées, bridant toute capacité de réalisation personnelle et en dehors du moule au prix des valeurs de cohésion ou de communauté dans laquelle nous avons tous évolués les premières années de nos vies... Dernière question : que fera Jean-Michel Truong dans 20 ans?  Merci encore de votre écoute, de vos réponses et de vos créations aussi effrayantes soient-elles..!

Jean-Michel Truong :

Je me garderai bien de préfigurer mon propre avenir. Car si j'ai retenu quelque chose de ma vie jusqu'à ce jour, c'est qu'il ne faut pas faire de plans ! En cela, je ressemble à Jonathan, qui se contente de dire oui aux sollicitations de l'existence...   

Alain Deveau, 8 décembre 2003 :

Je pensais lire un essai novateur sur la modernité technologique et je me suis retrouvé "embarqué"dans un drôle de scénario où votre talent d'éditorialiste et l'ample recours à des citations d'auteurs que j'admire sert une étrange entreprise d'auto légitimation. Il ne me semble pas acceptable, d'un point de vue éthique, que vous présentiez comme essai, avec caution scientifique, la simple projection de votre "cinéma" personnel. "Cinéma" qui aurait pu être reçu et apprécié si vous l'aviez sublimé en une œuvre de science-fiction, ce qui n'est malheureusement pas le cas, et c'est bien cela qui me semble dangereux. Tout d'abord, je tiens à porter à votre connaissance que le procédé qui consiste à utiliser des citations pour étayer une extrapolation est une facilité vieille comme le monde et qui aura probablement encore cours dans quelques millions d'années…
A partir de ces extrapolations vous vous permettez des assertions définitives que je trouve choquantes. Vous convoquez Auschwitz pour servir votre essai. Effectivement "avec Auschwitz les hommes ont ouvert les portes du néant", mais qui êtes-vous pour porter un jugement définitif que même les rescapés des camps d'extermination n'osèrent porter, eux qui témoignèrent de leur humanité au cœur de l'inhumain…    
Quant à votre vision datée et dichotomique de la relation corps/esprit, elle ne saurait elle aussi être légitimée par des emprunts au darwinisme.
Permettez-moi, pour terminer, une citation que j'offre à votre humanité: "le chemin est sous tes pieds, c'est la seule vérité".

Jean-Michel Truong :

Si, comme vous le soulignez à juste titre, le recours aux citations est un usage immémorial (on en trouve dans l'Epopée de Gilgamesh !) c'est peut-être pour une bonne raison, qui semble vous avoir échappé : le besoin qu'ont ressenti et ressentent encore certains auteurs de situer leur propos, en signalant honnêtement à leurs lecteurs les oeuvres auxquelles ils sont redevables, et celles dont ils souhaitent se démarquer. Car, contrairement à ce que vous semblez croire, nulle pensée ne naît dans un désert de pensée. On ne pense qu'à partir des pensées d'autrui, ou contre elles. L'imposture consisterait à faire croire le contraire.
A propos d'Auschwitz, je vous renvois votre question : qui êtes-vous pour m'interdire d'y faire référence ? J'avais 14 ans quand j'ai découvert, grâce à Nuit et Brouillard, le bouleversant documentaire d'Alain Resnais, les conditions dans lesquelles agonisa et mourut mon grand-père maternel. Depuis, je suis habité par la crainte —et la certitude — d'un retour de cette horreur que vous m'enjoignez de passer sous silence. Mes trois romans ne sont en fait que des variations sur ce thème du retour de la Shoah. Cette crainte et cette certitude, je crois les partager avec nombre de mes contemporains, du moins parmi les plus lucides, que rien dans l'histoire récente — d'Hiroshima aux attentats du 11 septembre 2001 en passant par les massacres de Kigali — n'est propre à rassurer. Quitte à ce que vous m'accusiez à nouveau d'exploiter à mon profit la pensée des autres, je citerai le magnifique essai de Zigmunt Bauman, Modernité et Holocauste.
Quant à votre critique lapidaire sur ma vision "datée et dichotomique" de la relation corps-esprit, elle démontre soit que vous m'avez mal lu, soit — pardonnez-moi — que vous ne connaissez pas le sens de "dichotomie". L'esprit est selon moi une propriété de la matière, il n'est pas de conception moins "dichotomique" de la relation corps-esprit.

Frédéric Lévêque, 8 décembre 2003 :

J'ai lu votre livre, Totalement  inhumaine avec beaucoup d'intérêt. L'idée d'un Successeur, prolongement de l'Intelligence par d'autres moyens... que l'humain (après tout l'Intelligence mène un guerre qui mérite bien quelques dommages collatéraux) n'a rien en soi de très choquant, ni même de très original (la S.F.nous en parle depuis bien longtemps). Cependant vous avez ce talent de rendre la chose crédible aujourd'hui, de nous en faire quasiment constater la réalité... Votre scénario est impeccable !
Cependant je ne crois pas que votre livre soit un "essai", il me semble qu'il appartient plutôt au "roman". Je ne veux pas dire par là qu'il mente ou affabule... bien sûr que la littérature dit aussi la vérité, simplement celle-ci procède par métaphores, par images, sans s'embarrasser de trop préciser ses concepts. C'est ce que vous faites tout au long de votre ouvrage en mélangeant habilement (ce n'est pas du tout une critique négative !) de faits avérés et des théories scientifiques avec extrapolations et des conjectures personnelles. L'important, me direz-vous, c'est que votre oeuvre donne à réfléchir, que votre message passe... Certes, il passe, mais il me semble qu'il aurait été plus honnête et pas moins efficace d'accepter d'apparaître dans le champ du romanesque. A moins que cette forme choisie, "l'essai philosophico projectif" ne soit pour vous qu'un des multiples avatars de la Littérature.
Le danger de cette ambiguïté, c'est par exemple que l'on puisse avaliser l'idée de troupeau ou cheptel humain... Bien sûr, vous et moi sommes des epsilon, c'est plus distingué.
Acceptable et précieuse dans un roman, dans un essai, cette "idée" me répugne, surtout s'il s'agit par coquetterie nietzschéenne, de s'en démarquer, pas vous ?
Une remarque encore, je crois que "l'Humanité", n'est rien d'autre que l'idéal que l'humanité se donne à elle même... en ce sens "l'Humanité" n'est pas de ce monde, donc aucun successeur ne peut la détruire.
J'ai eu plaisir à vous lire et je vous en remercie.

Jean-Michel Truong :

Essai ? Roman ? C'est une décision d'éditeur ("A quel rayon l'ouvrage doit-il être mis en place chez le libraire? ") et celle prise par les Empêcheurs de penser en rond était la moins mauvaise. Imaginez le courrier que j'aurais reçu des amateurs de romans si Totalement inhumaine avait été étiqueté selon votre souhait !
J'ai expliqué ailleurs sur mon site pourquoi j'avais pris la décision inhabituelle de reprendre sous une autre forme la thématique de mon roman Le Successeur de pierre. Décision dont je n'ai, après-coup, qu'à me féliciter, puisqu'elle a permis au virus du Successeur de franchir la barrière des espèces qui sépare le grand public amateur de romans de la petite coterie des lecteurs d'essais, et celle des aimables sujets de distraction de celle des respectables sujets d'étude. Aujourd'hui, au prix de cette imposture que vous me reprochez gentiment, le Successeur est inscrit aux programmes de prestigieuses facultés et grandes écoles, fait l'objet de mémoires savants et est invité dans les colloques internationaux. Résultat auquel ne pouvait prétendre - et n'est d'ailleurs pas parvenu, en dépit de ses ventes de best seller - son alter ego romanesque.
L'"idée" de Cheptel n'est une "idée" que pour la petite fraction de l'humanité qui vit (ou pense, c'est pareil) dans les quartiers propres de l'hémisphère nord de la planète. Pour tous les autres, c'est hélas une réalité. "S'il vous plaît, traitez-nous comme vos animaux" cette supplique d'un Kurde lors de la guerre du Golfe pourrait être celle des deux tiers restant de l'humanité. "Cheptel" est le terme qui me paraît le plus approprié pour décrire la position que nous occupons dans la chaîne alimentaire des machines. Je ne dis pas que l'humanité se réduit à cela, je dis que c'est devenu une part essentielle de sa "nature" : servir de combustible au Successeur.
Quant à savoir si je suis un epsilon, je crois avoir écrit le contraire. La plupart du temps, je me vis comme Cheptel, et parfois - notamment lorsqu'entre deux livres je me remets à mes activités de consultant - je fais une excursion parmi les Imbus. J'oscille entre les deux positions. Notez que je n'attache aucune valeur positive , comme vous semblez le faire, au statut d'epsilon : les epsilon sont souvent des Imbus en puissance, et les Imbus des epsilon qui ont réussi.
Enfin, je ne dis pas non plus que le Successeur détruira l'Humanité. Il lui succédera, voilà tout. Et nous pouvons nous rejoindre sur l'espoir qu'il reprendra à son compte cet idéal dont vous dites, à juste titre ce me semble, qu'il est tout ce à quoi l'humanité se résume.

Clément, 12 janvier 2004 : 

Je vous écris pour vous féliciter pour les romans que vous avez écrits.
Ne vous connaissant pas de prime abord, et cherchant un roman sur l'intelligence artificielle, je me suis tourné vers "Le Successeur de pierre", sans savoir trop ce que pouvait donner un roman écrit par un non-écrivain. Et ce fut tout simplement gigantesque. Un style épuré, mais de nombreuses idées, une vision noire de l'avenir de l'humanité, mais partant d'une évolution possible de celle-ci, une explication de la religion dans son intégralité, bref, j'ai souvent raté mon arrêt de bus ou veillé tard pour arriver rapidement à la fin.
Et donc après quelques renseignements, je me suis jeté sur vos autres livres, "Reproduction Interdite" et "Eternity Express", et j'y ai retrouvé cette même fulgurance, ces mêmes idées non conventionnelles. La fin du dernier roman fut trop vite là en fin de compte.
Vraiment, félicitations pour ces travaux, en attendant votre prochain livre avec impatience.

Louis Vaisse, 15 janvier 2004 :


Je vous avais demandé (voici 2 ans?) l'autorisation de m'inspirer d'un passage d votre livre "le Successeur de pierre" pour écrire dans mon entreprise un "tract" sur nos (futures) et.. possibles retraites. Vous m'aviez fort gentiment donné l'autorisation, que j'ai donc utilisée, en me répondant que justement votre prochain livre parlerait de nos retraites.
Dans mon service informatique , je travaille avec un collègue qui a épousé une femme thaï rencontrée lors d'un séjour en Thaïlande. Amoureux et de son épouse, qui habite avec lui en France, mais aussi du pays thaï, il a acheté la bas terrain, maison, et équipements, à un prix "dérisoire" par rapport évidemment à ceux pratiqués "chez nous".
Mieux, il projette de s'y installer dès sa retraite. Et est en train de mettre sur pied un projet de constructions de villages de bungalows qu'il pense louer ou revendre à des retraités français. Et pour moi aussi, comme pour lui, l'heure de la retraite approche. L'idée pouvait paraître tentante. Des retraités français partant en charter pour aller s'installer dans un pays où notre retraite nous permettrait une vie de millionnaires....
J'ai lu votre nouveau livre. Je me demande si je dois en interdire la lecture à mes enfants !!! En tout cas, je resterai ici... 
C'est bien sur une boutade, puisque ma fille, qui avait lu la première le Successeur, a déjà lu Eternity Express. M'enfin, si elle me propose de me payer le voyage, diable...
Je vous félicite pour ce nouveau livre : je l'ai lu d'une seule traite, puis recommencé. En me demandant pourquoi on parlait de science fiction... J'ai bien peur qu'il ne s'agisse que d'une très légère anticipation...
Sans aucun rapport,ou presque, je me souviens que dans les années 60, quand nous rêvions de changer le monde, un chanteur "beatnik" appelé Antoine avait un groupe de musiciens appelé les Problèmes. Ils chantaient "la route", "la musique dodécaphonique", etc... Ils ont même composé, après une tournée  au Portugal au cours de laquelle un de leurs membres, Luis Rego, avait été arrêté, une chanson : "Ballade a Luis Rego, prisonnier politique".
Ils ont découvert quelques temps après que "paulette la reine des paupiettes" c'était certes beaucoup plus crétin que tout ce qu'ils faisaient, mais que ça rapportait gros. Ils sont donc devenus... "les Charlots", se sont cantonnés à la musique aux farines animales, et ont pris part à des films impérissables mise en scène Mac Donald. Bon, j'ai rien contre eux, ils ont fait de mal à personne.
Je crois que toute notre génération de 68tars en déroute mérite le même nom que ce groupe, et la même fin sans gloire, puisqu'elle a en fait suivi la même trajectoire. Est ce que c'est bien, éthique, beau, honnête ? la question ne sera pas, ne sera plus posée. La question est : EST CE QUE CA RAPPORTE ? Oui? alors, on fait.
Je vous remercie , et j'espère que vous ne vous en tiendrez pas là.

Emmanuel Dion, 16 avril 2004 :

Lecteur assidu de vos différents ouvrages l'an passé, et ayant ainsi, sinon épuisé du moins écrémé vos textes, je me suis depuis orienté sur d'autres auteurs, en particulier Michel Houellebecq et Philippe Muray (classiquement associés à Dantec, avec lequel j'ai cependant moins accroché).

Je sais bien qu'il y a toujours quelque chose de puéril à penser qu'un texte ayant suscité de l'intérêt pour soi puisse en susciter autant pour les autres. D'autant plus qu'en l'espèce, il existe une différence de point focal assez essentielle, vos ouvrages étant -du moins de mon point de vue- davantage associés aux thèmes de science fiction/biologie/technologie/réseaux/futur apocalyptique, alors que ceux de Houellebecq et Muray relèvent plutôt de la sociologie et de l'analyse du présent. Cependant, ils se rejoignent sur le plan d'un travail en parallèle dans le genre de l'essai et dans celui du roman. Ils se rejoignent également sur le thème qui vous est cher de la réification de l'homme, en passe de devenir, comme vous le citez, la chose de choses inanimées, sans pour autant tomber dans le travers simpliste de la machination ourdie par d'habiles comploteurs (l'explication étant plutôt, dans leur cas, de nature historique ou sociologique; dans le vôtre plutôt de nature technologique, même si les imbus y jouent un rôle d'appoint).

Je serais curieux de savoir si vous avez lu ces auteurs et s'ils ont apporté quelque chose à votre analyse. Et je ne m'autorise la question que parce que:
1 - j'ai moi-même reconnu, dans nombre des sources que vous citez dans Totalement Inhumaine, un bon nombre de textes entrant en résonance avec mes propres centres d'intérêt, d'où je déduis la probabilité d'un intérêt symétrique de votre part pour ces auteurs que j'apprécie.
2 - votre travail demeure marqué par sa capacité à s'alimenter à des sources variées, et il me semble réducteur de vous voir affilié principalement à la catégorie "science-fiction", même "philosophisée" ou "anthropologisée". Il me semble que votre analyse ouvre d'intéressantes perspectives en sociologie contemporaine. Si le projet sociologique est par définition moins grandiose que le projet anthropologique, il n'en est pas moins important pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Je précise que je ne suis pas moi-même sociologue, mon opinion sur le sujet est donc tout à fait naïve; d'ailleurs, ni Houellebecq ni Muray ne se revendiqueraient sans doute comme tels.


Jean-Michel Truong :

De Houellebecq, je n'ai lu que les Particules élémentaires et, comme vous, y ai trouvé un écho de mes propres préoccupations, tant sur le plan des idées que de la forme, au sens de "genre en dehors des genres" et non, bien entendu, de "style", ayant personnellement à cet égard un parti-pris résolument a-littéraire. Selon moi, dans un roman réellement contemporain, l'auteur – donc le style – doit s'effacer totalement.

Le roman – et particulièrement le roman français contemporain – est en effet le seul espace où, malgré Copernic, Darwin et Freud, malgré ce que nous ont enseigné – entre autres – l'éthologie, l'intelligence artificielle et la dynamique des systèmes, l'homme se trouve encore au centre du dispositif, comme un pivot autour duquel tout le reste orbite. Le roman français : un vestige précopernicien.
Au seuil du 3ème millénaire, il nous manque encore, pour rendre compte du réel, une littérature où le sujet serait renvoyé à sa véritable place – non pas héros central, mais satellite sur une orbe secondaire, plus spectateur qu'acteur, totalement impuissant, ou prêtant sa main débile à des actions dont il ne saisit ni les tenants ni les aboutissants –, littérature dont les personnages seraient non des individus, mais des systèmes de forces impersonnelles, littérature sans sujet, qui raconterait des complots sans comploteurs, des intrigues sans intrigants, des hauts faits sans héros, et produirait des histoires sans narrateur, histoires sans auteur, ou plutôt histoires SE racontant à l’insu de leur auteur, malgré lui, voir contre lui. Au seuil du 3ème millénaire, il nous reste, comme le dit fort bien Houellebecq, à redécouvrir la vérité de la tragédie antique. Ce qui impliquerait que, de "peintre des moeurs ou des sentiments", le romancier moderne se transforme en « anthropologue » des mécanismes, en « sociologue » des systèmes, en "psychologue" des engrenages : quelle que soit la force des ressorts de l'action humaine, ils ne sont jamais aussi puissants que les dispositifs qui les enserre.

Le roman contemporain ? Un roman dont le Héros serait un système et l’auteur un dispositif.

Emmanuel Dion, 16 avril 2004 :
Merci pour l'exceptionnelle rapidité de votre réaction. Je n'aurai pas l'audace de vous importuner avec des relances à répétition, mais il me semble que vous prendrez sans doute du plaisir à lire quelques uns des "Exorcismes spirituels" de Philippe Muray
. Il y pourfend sans inhibition le nombrilisme de beaucoup d'auteurs de romans français contemporains, et met à sa façon en évidence les forces qui façonnent avec ou sans notre consentement la modernité post-historique. Muray attribue sans doute un peu plus d'importance que vous aux contributions volontaires des membres du Cheptel en ce que c'est activement qu'il les voit participer à l'évolution de la société, en particulier dan sa dimension festive (nous retrouvons sans doute là l'un des thèmes sous-jacents de Eternity Express: la fête comme catharsis, donc aussi comme anéantissement final). Qui plus est, Muray me semble aussi autonome et énergique que vous dans ses raisonnements, ce qui n'est pas peu dire. Un dernier avantage à lire Muray: ses Exorcismes sont une collection d'articles indépendants et judicieusement titrés: on peut donc en lire autant ou aussi peu qu'on le souhaite. Après quelques pages, on sait vite à quoi s'en tenir, et si l'on continue, on n'est jamais trompé sur la marchandise.
A propos de Houellebecq, après les Particules, vous avez le choix entre l'Extension du domaine de la lutte et Plateforme (le reste est secondaire). Mon avis est que son Extension du domaine de la lutte est plus facile à lire (car beaucoup plus court, et plus direct dans son propos) que Plateforme, mais qu'en revanche Plateforme est beaucoup plus proche des Particules, et aussi beaucoup plus achevé du point de vue du style. Bien entendu, si je prends en considération votre remarque à propos du style, cet argument n'aura à vos yeux qu'une valeur secondaire, mais vous partagerez peut-être l'idée qu'il n'est pas toujours aisé de dégager le fond de la forme. A mes yeux, l'excellence du style de Houellebecq (dont j'admire tout autant les Particules) tient plus à sa capacité à utiliser le mot juste qu'à la soumission à un académisme quelconque. Il s'agit donc peut-être autant de contenu que de style.

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