Totalement inhumaine
Débat avec les lecteurs
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mise à jour le 6/07/03

 

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Du 27 août au 6 septembre 2001, sur le Web, Jean-Michel Truong a débattu de Totalement inhumaine avec les abonnés de la liste Mauvais Genres en bibliothèques (http://www.mauvaisgenres.com).
Les participants étaient pour l'essentiel des bibliothécaires, mais aussi des enseignants, ingénieurs, journalistes, éditeurs et auteurs, passionnés de science-fiction, polars et autres œuvres réputées de "mauvais genre", et dont une vingtaine avaient eu la possibilité de lire, avant sa sortie en librairie, l'essai de Jean-Michel Truong.
Plusieurs d'entre eux ont bien voulu livrer leurs commentaires de Totalement inhumaine, dont on peut prendre connaissance sur ce site à la page "Critiques des lecteurs".
Avec l'aimable autorisation de Bernard Strainchamps, animateur du site Mauvais Genres en bibliothèques et modérateur de la liste, nous retranscrivons ici l'intégralité des échanges.

Jean-Michel Truong. Bonjour à tous. Je tiens en débutant ce dialogue à saluer les abonnés de la liste, et à remercier tous ceux d'entre eux qui ont bien voulu communiquer leurs commentaires sur Totalement inhumaine en vue de la préparation de cette rencontre.
Pour ma part, je m'attacherai à répondre aussi candidement et aussi complètement que possible à toutes les questions que vous voudrez bien me poser. Cependant, ne voulant pas monopoliser la fonction "réponse aux questions", j'appelle tous ceux et toutes celles d'entre vous qui le désirent à partager avec moi ce lourd ministère !
Je nous souhaite à tous de bons et fructueux échanges !

Anne Pambrun. D’abord, pourquoi, pour évoquer une autre forme de vie et de conscience qui dépasserait de loin celle des humains, utilisez-vous, au lieu d’un discours purement scientifique (tant pis pour la vulgarisation), ce discours truffé de références religieuses qui finalement discrédite votre propos qui fait pourtant réfléchir ?
Bien sûr, depuis la nuit des temps, tout ce qui dépasse l’entendement humain a toujours été nommé Dieu.
Mais à la lecture de votre essai, même le pire des mécréants (moi !) pense forcément Messie (" son avènement "), rédemption (ce pauvre humain qui rachèterait tout sa barbarie en renonçant à lui même au bénéfice d’une autre forme de vie), Dieu (" l’insaisissable successeur… il est aussi présomptueux de lui prêter une apparence qu’il est blasphématoire pour un croyant de donner une image à son Dieu ").
Finalement, la forme romancée du Successeur de pierre qui faisait réfléchir sur " l’éventualité de… " servait mieux votre propos que cet essai un peu trop démonstratif.

JMT. C'est tout le problème des genres littéraires que vous posez ici : quelle est la forme convenant le mieux à un contenu donné, ou — pour reprendre les concepts de Totalement inhumaine — quel est le véhicule le plus approprié à la dissémination d'un mème ? L'essai m'a paru une bonne façon de désenclaver le mème du Successeur, confiné jusqu'ici dans certains biotopes fort restreints, savoir celui des spécialistes de la vie artificielle et celui… des lecteurs du Successeur de pierre. J'étais parfaitement conscient de ce que ce changement de pied risquait de dérouter — voire d'irriter — ceux-ci comme ceux-là, mais je dois à la vérité de dire que ni les uns, ni les autres n'étaient au coeur de la cible visée par cet essai — même si l'auteur que je suis les accueille aujourd'hui avec amitié.
Quant à la question des associations mentales suscitées par certains groupes de phonèmes ou de graphèmes, elle renvoie d'abord à vos propres conditionnements. Quand il entendait le mot "culture", Goebbels sortait son revolver, je conçois donc sans peine que la
chaîne de caractères /d/i/e/u/ puisse avoir le même effet sur ceux que vous nommez les "mécréants". Mais admettez en retour qu'en dehors de la sphère chrétienne, le mot "avènement" ne suscite pas "forcément" les mêmes émois. Ou alors, faudra-t-il, sous peine d'être soupçonné de sombres intentions doctrinaires, s'interdire à tout jamais de parler de l'avènement d'un roi, ou de l'avènement de la paix ? Devra-t-on envoyer au bûcher Emmanuel Levinas, auteur peu catholique s'il en est, pour avoir si magnifiquement décrit l'épiphanie du visage ? Sérieusement, ne croyez-vous pas qu'il serait temps de nous réapproprier les mots, même – et surtout – lorsqu'ils ont été pris en otage par tels ou tels intérêts particuliers ? Les religions ne jouissent, que je sache, d'aucune concession perpétuelle sur notre vocabulaire. Si elles le squattent depuis si longtemps, c'est uniquement parce que nous avons renoncé à nos droits légitimes, en leur abandonnant l'usage de nos mots.
A vous entendre, l'idéal pour parler du Successeur aurait été d'inventer un langage totalement décontextualisé – déchristianisé, déjudaïsé, déconfuciusisé, débouddhisé, dézoroastrisé, démarxisé, démaoïsé, délibéralisé, désexualisé, etc. — ce à quoi j'ai renoncé d'emblée parce que :
1. d'autres plus malins s'y sont frottés avant moi, à commencer par Husserl et Wittgenstein, avec le succès que l'on sait. (Sur l'impossibilité de représenter le monde à l'aide de concepts indépendants d'un contexte, je vous renvoie à la note 1, page 35, de Totalement inhumaine et à la bibliographie associée.)
2. j'ai déjà essayé, pendant la période de ma vie où avec quelques complices je tentais d'enseigner aux machines les rudiments de la connaissance humaine – j'appartenais alors à l'école dite cognitiviste. Ça ne marche pas. Les mots, quels qu'ils soient, sont toujours déjà plombés. Ça s'appelle la culture et nous y sommes plongés jusqu'au cou.
3. y serais-je même parvenu, vous ne m'auriez pas lu. Franchement, entre nous, quand avez-vous pour la dernière fois ouvert un traité d'intelligence artificielle – disons, au hasard, "Systèmes experts" de Bonnet, Haton et Truong ? Jamais, gageons-le – et je suis le dernier à vous en faire grief. Même les gens dont c'est le métier que de s'y coller – chercheurs, enseignants, étudiants, ingénieurs – trouvent cela horriblement rébarbatif. Vous voyez ? D'un côté, vous dites "tant pis pour la vulgarisation", mais d'un autre, vous ne lisez pas cette littérature "purement scientifique" que vous appelez de vos vœux. (J'émets au demeurant les plus expresses réserves quant à la soi-disant "neutralité" du langage scientifique, y compris mathématique, qui n'est pas moins contextualisé et n'use pas moins de métaphores que la langue courante, même s'il est plus habile à les dissimuler – voir Fox Keller et Kuhn dans la bibliographie de Totalement inhumaine – mais ce débat nous mènerait trop loin).

Anne Pambrun. D’autre part, ne trouvez-vous pas paradoxal de mener, pendant à peu près la moitié du livre, une critique en bonne et due forme de l’ultralibéralisme en expliquant comment il dénoue tout lien humain pour affirmer ensuite que l’humain, finalement on s’en fiche, puisque le successeur sera une forme de conscience et de vie " totalement inhumaine " ? Dans ce cas pourquoi ne pas conclure : "vive le libéralisme !"
Car finalement, même si cela vous semble inéluctable, ça vous plaît ou pas l’existence de ce successeur ?

JMT. Votre réaction montre bien toute la difficulté qu'il y a à proposer une réflexion sur l'outre-humain, qui presque automatiquement est perçue comme un mépris de l’humain, dont "finalement on se fiche" (C'est précisément pour éviter ce reproche que le christianisme inventa l'histoire d'un dieu se faisant homme : pour éviter que quelqu'un ne dise que son dieu "se fiche" de l'homme.)
Or, de même qu'on ne sait vraiment ce que "vaut" une fonction mathématique tant qu'on n'a pas étudié son comportement aux limites, nous ne saurons vraiment ce que nous sommes que lorsque nous saurons, non seulement d'où nous venons, mais aussi où nous allons. Tout ce que je fais dans mes livres, c'est d'examiner, toutes choses égales par ailleurs, le comportement aux bornes de l'équation humaine.
Quant à savoir si l'"avènement" du Successeur me plaît ou non, je dirai que, d'un point de vue purement esthétique, oui, il me plaît de savoir qu'après l'homme subsistera quelque temps dans l'univers une conscience plutôt que rien. Ça ne change rien à mon sentiment profond d'absurdité, mais ça me console, de cette consolation illusoire que le fait de laisser après lui une progéniture ou une œuvre procure au condamné.
De ce point de vue, le mème du Successeur rejoint donc ceux de la réincarnation et de la résurrection dans la pharmacopée du Cheptel.
 

Jean-Marc Laherrère. Vous donnez à l'homme comme mission de perpétuer l'intelligence en lui permettant de passer à un autre support pour survivre à sa destruction inévitable. Mais tant qu'à faire l'hypothèse de la nécessité de perpétuer l'intelligence, présentée presque comme une entité indépendante ne se servant de l'homme que comme d'un support, pourquoi ne pas supposer également qu'elle existe déjà ailleurs dans l'univers, que déjà, hors le système solaire, elle a bien d'autres supports que l'homme et son éventuel successeur ?

JMT. Tout simplement parce que ça ne faisait pas partie du "cahier des charges" que je m'étais imposé. Ce qui m'intéresse dans Totalement inhumaine — aussi paradoxal que cela puisse paraître — c'est l'homme, rien que l'homme. Je n'écarte pas pour autant la possibilité qu'il existe déjà, dans notre univers ou à côté, des formes d'intelligence, totalement inhumaines par définition.
Cela dit, j'aimerais revenir à votre première phrase : lorsqu'un ingénieur, démontant un mécanisme, découvre que tel rouage remplit telle fonction, il ne lui assigne aucune mission. De même, ce n'est charger l'homme d'aucune mission que de constater qu'il a pour fonction de mettre au monde et d'élever le Successeur. Simplement, il se trouve que, croyant faire une chose – développer des technologies pour maîtriser son environnement – il en fait aussi sans le savoir une autre : c'est ce que recouvre le concept d'exaptation. (Voir Totalement inhumaine, p. 199-202)

Jean-Marc Laherrère. Vous dites dans le début du livre que ce qui compte ce n'est pas ce que chaque espèce intelligente aura produit, mais qui restera, qui sera encore là le dernier. C'est une façon de voir les choses, qui je l'avoue m'est très étrangère. Je me fiche totalement de savoir qui va "gagner" cette étrange course. A vrai dire je me fiche également de savoir qui (ou quoi) va survivre à la destruction du système solaire (et ne parlons pas de celle hypothétique de l'univers) ; j'ai même du mal à m'intéresser à ce qu'il sera du futur de l'humanité à plus de deux générations ...
Cette façon de se préoccuper d'un avenir forcément déshumanisé n'est-elle pas une manière facile de se désengager de ce qui se passe aujourd'hui, maintenant, de l'influence de nos actions sur la ou les générations suivantes, puisque de toute façon, à terme, nous ne serons plus là ?

JMT. Il n'est pas étonnant qu'ingénieur, vous affichiez une certaine indifférence à l'eschatologie. L'ingénieur est l'homme des soucis proches. Si vous aviez eu le goût du lointain, vous vous seriez fait chercheur, philosophe ou… théologien. Je me suis expliqué plus haut sur la nécessité, pour comprendre l'homme hic et nunc, d'aller voir ailleurs s'il y est. Mathématicien de formation, vous comprenez cela mieux que quiconque. Loin d'être sans intérêt, cette connaissance de notre vérité aux limites est la condition même de possibilité de toute morale. Nous ne pouvons savoir si telle action est bonne ou mauvaise pour nous aujourd'hui que si nous sommes capables d'en évaluer les conséquences, y compris les plus distantes. A nous ensuite d'arbitrer entre le proche et le lointain, voire l'extrême-lointain. Nous avons le droit de préférer le bien-être de nos enfants à celui – mettons – de nos arrière-arrière-petits-enfants, en refusant par exemple de limiter notre endettement, ou notre production de gaz à effet de serre ou de déchets nucléaires, et en reportant sur eux les conséquences de ce choix, arguant du fait que d'ici là, l'intelligence humaine trouvera bien les solutions à ces problèmes. Mais pour prendre ce genre de décision en connaissance de cause, nous devons considérer toutes les alternatives, jusqu'aux plus lointaines.

Jean-Marc Laherrère. La classification de l'humanité en trois catégories, Imbus, Cheptel et Epsilon, me paraît outrageusement simplificatrice. Comme toutes les classifications simplificatrices, elle s'écroule d'elle même quand on essaie de l'appliquer : Où est l'auteur là dedans ? Imbus, Cheptel, Epsilon ? Où es-tu Bernard toi qui utilise internet, le web, mais refuse le libéralisme et la toute puissance du fric ? Epsilon ? Et moi ? ingénieur au CNES, utilisateur d'internet, réfractaire au portable et à la télé, anti Jean-Pierre Gaillard, anti-loi du marché, plutôt partisan de Bové, Marcos et Taibo II ? Et Francis Mizio, créateur de site web et pourfendeur de ce que l'auteur caricature sous le trait des Imbus ?  ...

JMT. Le plus probable est que vous et moi fassions partie du Cheptel. Il n'y a rien d'outrageant à cela, pas plus que d'appartenir — mettons — à la catégorie des "ingénieurs au CNES", des "utilisateurs d'internet", des "anti-loi du marché"ou des "partisans de Bové". De même qu'il n'y a rien d'ignoble à catégoriser : c'est même là l'activité de base du cerveau, celle sur laquelle repose cette intelligence dont nous sommes si fiers. Voyez Piaget et, plus près de nous, Edelman.
Mais le plus intéressant, je vous l'accorde, serait l'étude des transitions entre ces états : à quelle condition et comment peut-on passer du Cheptel à epsilon, ou même des Imbus à epsilon ? (La transition d'Imbu à Cheptel et vice-versa est quant à elle triviale, je l'ai moi-même parcourue plusieurs fois dans les deux sens).
 

Jean-Marc Laherrère. Et même venant après une condamnation sans appel des effets les plus dévastateurs du libéralisme, je vois dans cette classification une misanthropie, et un mépris général pour l'humanité toute entière qui me rend le livre très antipathique. Mais peut-être que je me trompe, et que j'ai mal compris le propos ?

JMT. Il n'y a aucun mépris dans le fait de chercher à remettre l'homme à sa place quand celui-ci s'est de son propre chef décantonné. Le problème majeur auquel nous sommes confrontés aujourd'hui, du fait de l'irruption de ce que j'appelle les "technologies du dépassement de l'homme" — et que Sloterdijk nomme les "anthropotechniques" — est celui de la redéfinition de l'humain. On ne peut continuer de penser l'homme comme si les manipulations génétiques ou l'intelligence artificielle n'existaient pas, et on ne peut continuer de le penser avec des concepts aussi inadéquats que "vrai", "faux", "sujet", "objet" ou "responsabilité". Permettez-moi de citer Généalogie de l'horreur, le testament spirituel de Pascal-Henry Miller, un des personnages de Reproduction interdite, dénonçant "cette fascination qu'exercèrent sur nos esprits mal préparés les technologies dites "nouvelles" — intelligence artificielle, robotique, génie génétique —, qui nous empêcha d'en mesurer avec lucidité tout le potentiel de perversion. Puérile naïveté d'avoir voulu être de notre temps, d'avoir vécu avec notre temps, sans prendre le temps de comprendre ce temps par le dedans. Folle prétention d'avoir voulu saisir la modernité avec nos équipements conceptuels désuets — la biologie moléculaire avec Hegel et la cognitique avec… Spinoza ! — alors que nous aurions dû nous faire généticiens avec les généticiens, cogniticiens avec les cogniticiens. De ce temps idolâtré, nous ne saisîmes, enfants émerveillés et dupes, que l'écume et les bulles. Pour finir, nous nous y sommes noyés."
Ce problème fait l'objet du dernier essai de Peter Sloterdijk (La Domestication de l'Être, Mille et une nuits, 2000), dont vous trouverez un commentaire sur mon site sous le titre "La philosophie (re)découvre le verbe devenir"

Jean-Marc Laherrère. En acceptant l'hypothèse de l'émergence d'une nouvelle forme de conscience, pourquoi supposer qu'elle sera forcément antagoniste avec l'homme ? L'exemple choisi du ver, de la crevette et du canard est sans doute un cas réel, mais il existe également des cas de symbioses où deux organismes s'allient pour mieux survivre au lieu de se détruire.

JMT. C'est un fait constant en biologie qu'il ne peut y avoir symbiose entre deux organismes que s'il y a communauté d'intérêt, soit alimentaire, soit reproductif. Dès que deux espèces convoitent les mêmes ressources, il y a conflit et on ne parle plus de symbiose, mais de parasitisme. Et c'est un fait d'expérience que le Successeur — même dans sa forme embryonnaire actuelle — a d'ores et déjà commencé à nous concurrencer. Vous êtes-vous déjà demandé ce que le milliard et demi de gueux vivant avec moins d'un dollar par jour aurait pu faire avec les 5200 milliards de dollars qu'à l'occasion de la Folie dot-com nous venons de brûler dans les chaudières du Successeur ? (Sans compter que les dits gueux commencent aussi à payer pour la Folie dot-com, comme je le montre dans un papier récemment publié sur mon site : "Wall Street se soûle, le laboureur du Mékong trinque".)

Jean-Marc Laherrère. Un des points les plus gênants du livre est la présentation du Successeur comme un Dieu tout puissant, qui manipule, manœuvre des pantins, transformant les bourreaux en marionnettes pitoyables. Contrairement à l'auteur je ne vois rien de nouveau dans les délires paranoïaques des militaires américains, rien non plus dans le désir de toujours gagner plus, d'avoir plus de pouvoirs, plus de fric des golden boys et grands patrons de la finance actuelle. Les présenter comme de simples exécutants d'une entité supérieure (qu'elle soit Dieu, ou le Successeur) est une façon de nier leur responsabilité.

JMT. En votre qualité d'ingénieur, il n'y a rien d'étonnant à ce que vous ayez du mal à concevoir des plans sans planificateurs, des complots sans comploteurs, des troubles sans fauteurs, des œuvres sans auteurs. Vous avez été élevé dans le culte du Zeus Pancreator — pas d'action sans agent — et en tant qu'occidental dans une éthique de la responsabilité personnelle qui court d'Antigone à Sartre en passant par le christianisme, pardonnez le raccourci.
Ce que je montre dans Totalement inhumaine, c'est au contraire comment des choses peuvent advenir "à l'insu de notre plein gré". En quoi je me distingue de Bourdieu, qui à votre instar croit en la responsabilité personnelle des acteurs de la mondialisation, des "gnomes de Francfort". Je pense quant à moi que ce qui nous arrive, oppresseurs comme opprimés, est la résultante d'un système de forces impersonnelles sous l'influence duquel, comme le pressentait Simone Weil, nous sommes devenus "la chose de choses inertes". La distinction est d'importance, car on ne lutte pas contre un système de forces impersonnelles en lui opposant
, même en masse, des forces personnelles.
Ce n'est en aucune façon nier la responsabilité individuelle, mais simplement appeler à une stricte redéfinition de ses contours comme de sa portée. La revendication de responsabilité totale va en effet toujours de pair avec l'illusion de toute-puissance.

Jean-Marc Laherrère. Le modèle libéral, pour ne pas dire ultra-libéral est présenté comme inéluctable et surtout immortel. Or l'histoire nous montre qu'aucun système politique ou économique n'est définitif, et que le moment où il donne l'impression d'être inébranlable et invincible est également celui où commence sa chute. Actuellement, malgré (ou grâce à?) la chute du mur et l'effondrement du communisme, de nouvelles formes de contestation sont en train d'émerger, différentes suivants les zones géographiques où elles naissent et les systèmes locaux qu'elles combattent, mais solidaires contre cet ordre mondial. L'émergence du Successeur, émanation de notre système actuel pourrait bien être sérieusement freinée par sa disparition ... à moins qu'un "successeur" moins misanthrope que celui décrit par l'auteur ne participe justement à la destruction du système actuel.

JMT. Ce que nous montre aussi l'histoire avec une belle constance, hélas, c'est que les "nouvelles formes de contestation" suscitées par les abus des systèmes dominants ont toujours fini, après leur accession au pouvoir, par reproduire et même amplifier les tares des anciens tyrans. C'est pourquoi je n'attends rien de bon du choc prévisible des Imbus et des epsilon, dont les échauffourées sanglantes de Gènes ne nous ont donné qu'un fade avant-goût. Mais quelle que soit l'issue de cette confrontation, le Successeur en sera le seul bénéficiaire, dans la mesure où aux armes high-tech des uns répondront sans retenue celles non moins tech des autres.  

Bernard Strainchamps. Vous décrivez avec une plume acérée l'absurdité du libéralisme, mais vous ne pouvez vous positionner pleinement contre, cette utopie étant le mème dominant du Successeur que vous appelez. Qu'est-ce que vous pensez de cette réflexion ?

JMT. Il n'y a pas plus à se "positionner" pour ou contre le Successeur et ses effets sur nos modes d'organisation que pour ou contre la gravitation universelle. Mon but dans Totalement inhumaine n'est pas de dénoncer, mais de comprendre — en l'espèce comment les e-gènes coopèrent avec le Mème de la mondialisation pour faire de nous leur chose. Il ne sert à rien de lutter contre — ou de militer pour — quelque chose qu'on ne comprend pas. On ne s'expose ainsi qu'à aggraver les choses. Le premier réflexe d'un militant, de quelque cause que ce soit, devrait être non de descendre dans la rue, mais de s'enfermer dans sa bibliothèque et de méditer. Ce n'est pas en multipliant les rassemblements populaires que nous avons appris à "lutter" efficacement contre la gravité — à voler —, mais en étudiant patiemment ses effets. S'il doit y avoir une issue au libéralisme, elle passera nécessairement par un surcroît de connaissance, non par la violence, verbale ou autre. Car sur le terrain de la violence, le Successeur est le plus fort. Mais il est vrai qu'il est plus facile d'éructer que de penser.

Bernard Strainchamps. Vous traitez de l'incidence sociale du développement de l'informatique et de son coût humain, mais pas encore de l'automatisation du travail intellectuel, la prise en charge de la pensée humaine par des machines, les risques de changements de comportements, de dépendances... Est-ce pour un prochain roman ?

JMT. Ces thèmes sont déjà surabondamment traités dans la littérature, savante ou de fiction. Je n'ai pas de projet dans ce sens.  

Denis Guiot. Bonjour Jean-Michel. J’aimerais savoir pourquoi tu as écrit Totalement inhumaine ? Désir de toucher un autre public que celui des amateurs de science-fiction ou, plus généralement, celui des amateurs de roman ? Est-ce que, pour toi, l’essentiel du message du Successeur de pierre n’aurait pas été perçu ? Désir de justifier le propos du Successeur de pierre ? (ce qui rejoint un peu la question précédente) Désir d’exprimer la même théorie sous une forme littéraire différente ? Amitiés humaines !  

JMT. J'ai déjà partiellement traité ce sujet en répondant à une question d'Anne Pambrun. Indéniablement, j'ai éprouvé le besoin d'accroître le domaine d'extension du mème du Successeur. Mais ta question, mon cher Denis, me donne l'occasion de compléter ma réponse, et je t'en remercie.
Si l'on s'en tient à la chronologie, Totalement inhumaine vient, comme tu l'as très justement noté dans ton commentaire, avant le Successeur de pierre, et même bien avant. Ma rencontre éblouie avec Leroi-Gourhan — le premier à s'être demandé "ce qui restera de l'homme après que l'homme aura tout imité en mieux" — remonte à mes études, dans les années 1970.
Mais ce n'est qu'au cours de la décennie suivante que j'ai pleinement compris l'acuité de cette question, alors que, fondateur et dirigeant de la première société européenne d'intelligence artificielle, Cognitech, je voyais mes ingénieurs prendre d'assaut, l'une après l'autre, les citadelles de l'arrogance humaine : comment ne pas se demander "où cela s'arrêtera-t-il ?" quand chaque jour on voit ses machines rivaliser avec les meilleurs cerveaux, non pas seulement dans l'exécution de tâches subalternes, mais dans ce que nous considérions alors comme l'essence même de l'humain, le raisonnement et le langage ? C'est à cette époque que s'est formée en moi la vision d'une humanité poussée par ses outils dans ses retranchements ultimes, et la conviction que l'humain, c'est ce qui restera quand la technique aura "tout imité en mieux". C'est précisément ce solde inimitable qu'il nous faut préserver à tout prix si nous entendons demeurer humains.
C'est là, tu ne manqueras pas de le noter, le sujet même de Reproduction interdite et aujourd'hui il m'apparaît très clairement qu'inconsciemment je me suis servi du clonage humain comme d'un moyen moins compromettant que
l'intelligence artificielle de commencer à explorer cet abîme. Aujourd'hui encore, le savoir portant sur les frontières de l'humain — le seul fait de suggérer l'existence de telles frontières — reste un savoir dangereux, comme en témoigne la violence de certaines réactions à Totalement inhumaine… Mais dans les années 1980, et dans la position qui était alors la mienne, si j'avais professé ne fût-ce qu'une fraction de ce que ma pratique quotidienne de l'intelligence artificielle m'avait appris à ce sujet, j'aurais été un homme mort — professionnellement et socialement s'entend… Aurais-je d'ailleurs seulement trouvé un éditeur ? C'est pourquoi "Systèmes experts" — le traité d'IA que j'écrivis à l'époque avec Alain Bonnet et Jean-Paul Haton — ne soufflait mot de cette problématique.
Début 1991, j'ai commencé à me mettre sérieusement à un projet d'essai sur l'intelligence artificielle et le dépassement de l'homme. J'avais à cet effet pris une année sabbatique, empli deux malles de documentation et m'étais retiré dans la tanière pyrénéenne où Reproduction interdite avait vu le jour. Au bout de quelques mois, j'avais les idées claires sur ce qu'il fallait faire, un plan très détaillé et trois cents pages de notes de lectures et puis… la vie en a décidé autrement et je me suis retrouvé en Chine, expédié par France Télécom pour une mission qui ne devait durer que quelques semaines et qui ne prit fin qu'en… 1997 !
Loin de constituer une inopportune distraction de mon projet d'écriture, cette longue incubation dans le delta de la Rivière des Perles fut véritablement providentielle. C'est là en effet que je compris que le Successeur n'agissait pas seul. Comme le dit Chen lors de sa visite virtuelle de Shanghai avec Ada dans Le Successeur de pierre : "Ce pays est la patrie naturelle du libéralisme dans ce qu'il a de plus barbare, à la fois son berceau, son temple, son laboratoire et son musée des horreurs." Des phénomènes qui passaient inaperçus sous le vernis trompeur de nos démocraties prenaient soudain tout leur relief sous la lumière crue du libéralisme à la chinoise. Le jeu subtil et pervers des e-gènes avec le Mème de la mondialisation s'y manifestait dans une pureté quasi cristalline. 
Pourquoi l'essai programmé dans les Pyrénées s'est-il, en Chine, peu à peu mué en roman, il est trop tôt pour le dire. Peut-être, ne me sentant toujours pas de force à assumer cette thèse à la première personne, ai-je préféré me dissimuler derrière une fiction, comme dix ans auparavant je m'étais, pour aborder le même sujet, abrité derrière le clonage humain ? Après tout, Copernic lui-même ne prenait-il pas la précaution d'inscrire en tête de ses dangereux traités : "Voici une fiction à l'usage des navigateurs pour rendre le calcul plus exact…" ? Fleurs fragiles et vulnérables, certains savoirs ne s'acclimatent qu'à l'ombre propice du mythe.
Mais cette ruse avait aussi des contreparties : celle, je l'ai dit, d'enclaver le mème du Successeur dans un certain biotope — pour faire court, celui des abonnés de Mauvais Genres — ce qui était loin de me déplaire; mais surtout celle, inopportune, de le discréditer auprès d'un public d'ingénieurs, enseignants, chercheurs, philosophes et intellectuels de tous horizons qui me disaient leur malaise devant la charge métaphysique qui selon eux plombait le Successeur de pierre, largement en raison de la place qu'y avait prise Nitchy. L'entretien que j'eus ici-même avec Olivier Noël est un exemple du type d'objection que le roman suscita dans ces milieux. Pour accréditer auprès de ce public le mème du Successeur, il me fallait donc le purger de toute métaphysique et pour cela le reformuler en le dérivant des seuls paradigmes de la science contemporaine. Bref, je devais redonner la parole à Ada la femme de science contre Nitchy le mystique, dont la voix prophétique avait malgré moi dominé le roman.
Y suis-je parvenu, nous le saurons bientôt. Parmi les six cents destinataires de l'édition hors commerce, j'observe pour l'instant deux courants dominants: d'une part, des réactions encourageantes — pour ne pas dire davantage — de la part précisément de ces intellectuels que le Successeur de pierre avait rebuté; d'autre part, et c'est très significatif, de la perplexité, de la déception, voire de l'hostilité, de la part de certains des adeptes les plus enthousiastes du roman. Ce qui tendrait à prouver que la fiction était bien la forme qui convenait aux uns, comme l'essai aux autres, mais que les deux étaient inconciliables. Mais cette conclusion, mon cher Denis, ne devrait pas autrement étonner l'éditeur averti que tu es.

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