Jean-Michel Truong
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Interview
de Jean-Michel Truong
 
par Olivier Noël

 

Olivier Noël : Vous êtes l'auteur de deux excellents romans, Reproduction Interdite en 1989 et Le Successeur de pierre l'an dernier. Réfutant tout ancrage générique (SF ou anticipation), vous les qualifier de "romans d'extrapolation". Pouvez-vous nous rappeler ce que vous entendez- par là ?
Jean-Michel Truong : J’ai forgé cette expression pour me démarquer des œuvres dites " de genre ", science-fiction ou même simple anticipation. Non que je les dédaigne, mais pour éviter que mes lecteurs ne prennent prétexte de leur allure par définition spéculative pour échapper aux questions très réelles que j’entends leur poser. Extrapoler, ce n’est pas, par un effort d’imagination quelque peu arbitraire, se projeter dans un futur sans rapport avec notre présent. C’est au contraire étudier le comportement aux limites de processus déjà engagés, calculer le point d’impact d’un projectile déjà parti. Projet, donc, de nature purement balistique, qui s’apparente au " philosopher à coups de marteau "  de Nietzsche : cogner sur notre présent comme sur une cloche pour voir quel son cela rend. Cela suppose qu’il y a, dans les affaires humaines, des lois aussi impérieuses que celles qui régissent les choses inertes et permettent – connaissant le champ de forces qui les contraint – de prévoir leur cours.
O.N. : Si Reproduction Interdite répond parfaitement à cette définition, Le Successeur de pierre se rapproche plus en revanche du roman d'anticipation, parce que vous mêlez à votre travail d'extrapolation une réflexion non plus objective mais métaphysique. La notion même d'une "Créature" (même métaphorique) dotée d'une volonté de puissance risque à chaque instant d'invalider votre analyse, car elle signifie que nous ne sommes pas, en fin de compte, responsables de nos erreur. N'est-il pas alors très ambigu et contradictoire de justifier la succession en question par notre échec ?
J.M.T : Cette contradiction provient de ce que l’on identifie l’auteur à l’un de ses personnages – Nitchy – et que l’on ne fait pas la part des faits parfaitement démontrables exposés, grâce aux bons office d’Ada, par le premier – le transfert progressif de la vie dans un véhicule non organique, l’émergence d’une forme de conscience sur un matériau inerte, d’un " successeur " minéral – et des inférences d’ordre philosophique que le second croit pouvoir en tirer – l’intervention dans l’Histoire d’une " entité métaphysique, autonome et pourvue d’un telos, d’une volonté atemporelle ", la Créature. Vous-même, dans votre critique du Successeur de pierre, me prêtez les intentions de Nitchy et me soupçonnez de " prôner l’abolition de l’homme ", de m’en " réjouir ", de " justifier – inconsciemment peut-être – l’attitude scandaleuse de l’Eglise au cours de l’histoire " et de " consacrer la Créature comme but de l’homme ". Pourquoi donc cette imputation quelque peu arbitraire, qui me fait endosser les opinions de Nitchy plutôt que celles d’Ada, et m’attribue les perversions de l’esprit que, précisément, je dénonce ?
La difficulté naît en partie du fait que Nitchy n’apparaît pas comme une indiscutable ordure, mais comme un personnage ambigu, à la fois haïssable et aimable. Dans mon projet initial, Nitchy était le vilain de service, ayatollah aussi délirant qu’intransigeant, prêt à tout pour préserver son idole, la Créature – y compris à lui sacrifier ceux qu’il aimait –, censé me permettre d’instruire le procès du totalitarisme clérical. Et puis, Nitchy a commencé à vivre sa vie, une vie très différente de celle que j’avais entrevue pour lui : j’avais beau le qualifier de fou, révéler ses turpitudes, dire qu’il se trompait, il n’en demeurait pas moins sympathique. Ses divagations prenaient des airs de vérités. Pourquoi n’ai-je pas, usant de mon privilège d’auteur, cherché à corriger cette dérive ? Parce que je me suis rendu compte que Nitchy avait raison de refuser d’enfiler la défroque caricaturale que je lui avais préparée : les doctrines les plus iniques se présentent rarement sous des apparences d’emblée monstrueuses, ce serait trop simple. Elles nous prennent dans la glue de la séduction, et si un lecteur se prend à celle de Nitchy, tant pis, ou plutôt tant mieux : peut-être en sera-t-il plus vigilant la prochaine fois. Prendre le lecteur au piège de ses préjugés est un de mes passe-temps favoris (voyez, par exemple, dans Reproduction interdite, le chausse-trape que je lui tends avec l’ " inspecteur " Simonot.)
O.N. : Comment pouvez-vous nous expliquer cette évolution importante entre vos deux romans, c'est-à-dire de l'objectivité froide de Reproduction Interdite à cette "objectivité subjective" du Successeur de pierre, dans lequel la critique politique et sociale reste très forte niais remise en question par le statut de la Créature ?
J.M.T : L’effet d’ " objectivité froide " émanant de Reproduction interdite découle du procédé de narration retenu, celui d’un dossier administratif. En lisant l’ouvrage de Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, j’avais été frappé de découvrir que l’histoire de la Shoah se donnait à lire, avec une force extraordinaire, au travers de pièces administratives ternes et anonymes – rapports de chefs de gare, factures de fournitures, lettres, télégrammes, etc. Le procédé satisfaisait par ailleurs mon désir de demeurer en retrait et de ne pas forcer la main du lecteur en lui imposant le point de vue d’un narrateur. J’en ai découvert les limites en écrivant Le Successeur de pierre dont la première version était constituée, à la manière de Reproduction interdite, de plus de trois cents pièces d’archives. Le résultat était totalement incompréhensible et j’ai du me résoudre à intervenir de manière plus contraignante. Le récit a perdu en objectivité apparente ce qu’il a, j’espère, gagné en intelligibilité. Je dis apparente, car il ne s’agit bien entendu que d’une illusion : l’auteur n’est pas moins présent et agissant dans Reproduction interdite que dans le Successeur de pierre. Simplement, on le voit moins.
O.N. : Dans Le Successeur de pierre, Nitchy  prône et désire la transmission de l'intelligence, du savoir, de la conscience, de l'homme aux machines, de l’organique au minéral. Est-il permis de considérer ce personnage comme votre alter-ego ?
J.M.T : Une erreur classique des lecteurs consiste à vouloir reconnaître l’auteur dans une de ses créatures, alors qu’il se distribue dans toutes. Nitchy est mon alter ego comme, peu ou prou, et à des titres différents, tous les autres personnages – y compris féminins et même animaux – du roman. La différence – de taille – est que Nitchy ne se contente pas de constater ou même de désirer la transmigration de la conscience en un corps non-organique, il agit pour – croit-il – la hâter. Les astrophysiciens qui nous annoncent pour dans 3,6 milliards d’années la collision de notre galaxie avec celle d’Andromède ne prônent rien, ils constatent. Personne ne songe à les incriminer. En revanche, des prêtres qui, sous prétexte de hâter ou différer l’échéance, exigeraient des sacrifices, seraient à juste titre condamnables.
O.N. : L'avenir décrit par Le Successeur de pierre est terrifiant. C'est en quelque sorte le stade ultime de 1'ultra-libéralisme. Pensez-vous que l'on puisse en arriver là ?
J.M.T : Si, comme je le crains, les lois de la mécanique humaine sont aussi invariables que celles de la mécanique céleste, cette évolution est aussi inévitable que la collision de la Voie lactée et d’Andromède. Dans Reproduction interdite , j’ai une première fois fait l’hypothèse de l’existence de telles lois, et les ai appliquées à une technologie naissante – le génie génétique – pour tenter d’en extrapoler l’évolution : dix ans après, la trajectoire réelle suit parfaitement la courbe nominale calculée, et nous ne sommes plus très loin du point d’impact prévu, l’exploitation industrielle du clonage humain.
O.N. : Dans combien de temps, à votre avis, les machines, autrement dit les Intelligences Artificielles, nous dépasseront-elles, et seront-elles capables de nous supplanter ?
J.M.T : La machine nous a déjà supplantés dans de nombreux domaines. Notez qu’elle n’a pas eu besoin de beaucoup d’intelligence pour cela : les ordinateurs actuels ne savent au fond qu’additionner, soustraire et comparer des valeurs – le degré zéro de l’intelligence – et pourtant ils sont parvenus à priver de leurs jobs des millions d’employés et ouvriers. Chaque gain, si infime soit-il, par rapport à ce niveau initial d’ " intelligence " se traduira par un accroissement sans proportion de notre asservissement.
O.N. : Cette passation de pouvoir est-elle réellement souhaitable ?
J.M.T : L’extinction du Soleil est-elle réellement souhaitable ? Homo sapiens sapiens disparaîtra, comme avant lui Néanderthal ou Homo erectus. Ce n’est ni nécessaire, ni désirable : c’est fatal. Il n’y a rien – ni en bien, ni en mal – qu’il puisse faire pour échapper à cette échéance. L’espèce humaine ne se précipite pas vers sa fin comme le Titanic vers son iceberg, avec un pilote à la barre. Nul – ni dieu, ni homme – ne sera responsable de cette catastrophe-là. Elle surviendra, que l’homme ait réussi ou qu’il ait échoué. Ce qui, soit dit en passant, n’implique nullement, comme vous semblez le penser, que nous ne soyons plus responsables de rien : nous demeurons comptables de tout ce qui nous arrivera… d’ici là. La certitude de la catastrophe finale ne justifie en aucune façon que nous lui ajoutions des catastrophes de notre cru. C’est la perversion de Nitchy : légitimer l’horreur du " global downsizing " par l’avènement nécessaire d’un successeur de pierre, tout comme l’Eglise justifia par la parousie les atrocités de l’inquisition, ou Staline celles du goulag par l’avenir radieux promis au prolétariat. Ceci précisé, dès lors qu’il est acquis que nous passerons, alors, oui, je trouve non pas désirable, mais préférable – esthétiquement préférable – que quelque chose nous survive qui par son existence même témoignera peu ou prou de ce que nous aurons été. Après l’homme, je préfère qu’il y ait quelque chose de conscient plutôt que rien. Ou alors, il me faut accepter d’avoir été pour rien. Ce thème est déjà présent dans Reproduction interdite, plus exactement dans le roman publié par son héros, Hugues Ballin, les Nefs du salut.
O.N. : Le Successeur de pierre est en quelque sorte une suite à Reproduction Interdite, qui se referme sur l'imminence d'une épidémie mondiale (la grande peste du Successeur ?), sur le constat désabusé de l'échec humain et sur le déclin de l'industrie du clone au profit de l'industrie robotique. Reproduction Interdite ne serait-il pas alors une justification rétrospective du discours de Nitchy dans le Successeur de pierre ? Autrement dit, aviez-vous déjà en tête, en rédigeant le premier, les idées qui sous-entendent le second ?
J.M.T : Peut-être, mais alors, en germe seulement : à l’époque de Reproduction interdite, j’étais très impliqué dans le développement d’applications de l’Intelligence artificielle en Europe, mais trop accaparé par l’action pour y penser réellement.
O.N. : Le juge Rettinger dans Reproduction Interdite, le jeune Calvin dans le Successeur de pierre, sont au départ des personnages parfaitement intégrés dans leur société, mais qui prennent peu à peu conscience de l'horreur abjecte à laquelle ils contribuent passivement. Cette distanciation est à mon avis déterminante dans la réflexion que vos romans suscitent. Vous placez de cette manière le lecteur en face de ses propres responsabilités, non seulement en tant qu'individu mais également en tant qu'appartenant à une collectivité. Comment, alors, vous considérez-vous en tant qu'écrivain ? Comme un auteur engagé ?
J.M.T : L’urgence n’est pas à l’engagement, mais bien au contraire au dégagement : Dégagement des conditionnements, des manipulations, de l’emprise insidieuse des systèmes qui font de nous, comme l’écrivait Simone Weil, " la chose de choses inertes ".
O.N. : Reproduction interdite, qui relate extermination de millions de clones humains comme on éliminerait un cheptel bovin, peut se lire comme une métaphore de l'Holocauste. Qu'en pensez-vous ?
J.M.T : J’ai dit plus haut ma dette, même si je pense, comme un des personnages de Reproduction interdite, qu’il est plus important aujourd’hui de faire la généalogie de l’horreur que son archéologie.
O.N. : Vous êtes-vous inspiré d'autres écrivains pour la rédaction de vos romans ? Quelles ont été vos références ?
J.M.T : Philosophes, scientifiques et historiens plus que romanciers. Avec une exception : Orwell.
O.N. : Dernière question. Avez-vous d'autres projets de romans ? Pouvez-vous nous en parler un peu ?
J.M.T : Je n’ai pas de roman en chantier, mais un essai qui reprend le thème du dépassement de l’homme. Son titre : Totalement inhumaine. Peut-être serait-il plus prudent d’attendre sa parution pour instruire mon procès, que ce soit en hérésie ou en béatification ? Merci en tout cas de l’intérêt que vous portez à mon travail.

Olivier Noël

Interview réalisée par courrier électronique fin octobre 2000

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