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Mortel tropisme
par Jean-Michel Truong

 

Irak : guerre ou inspections ?  Exploration spatiale : vols habités ou stations automatiques ?  Cellules souches : embryon ou cellule adulte ? Chaque fois que, pour régler un problème, nous avons le choix entre une solution économe en vies et une autre impliquant mort et destruction, nous nous ruons vers cette dernière, en un Drang nach Tod ["élan vers la mort", NDLR] qui restera comme la marque de fabrique de la génération qui proclama le plus hautement les Droits de l'Homme et n'eut cesse, par ses actes, de les nier.

"Le calcul des coûts est un calcul de vies" notait, non sans cynisme, Friedrich von Hayek, théoricien de l'utilitarisme et père spirituel de la mondialisation, en comparant les décideurs économiques aux chirurgiens militaires laissant mourir un blessé qui aurait pu être sauvé, parce que, dans le temps qu'ils auraient dû lui consacrer, ils peuvent en sauver trois autres. Au nom de cette mathématique sinistre dont l'unité de compte est le cadavre humain, nous troquons sans sourciller des vies individuelles, bien réelles, contre de supposés bonheurs collectifs, des vies présentes contre d'hypothétiques "lendemains qui chantent", et des vies lointaines contre des conforts proches – nations entières de paysans du Tiers Monde ruinées par les subventions versées aux nôtres, dizaines de milliers d'enfants irakiens affamés par les sanctions infligées par l'ONU à leur tyran, dont Madeleine Albright estimait que, tous comptes faits, la mort "valait le coût"…

Et que dire de la multitude d'arbitrages aussi discrets que meurtriers rendus chaque jour dans la sphère économique, au nom d'un adage – "le risque zéro n'existe pas" – signifiant en clair qu'une sécurité plus grande serait si coûteuse qu'il est préférable que la collectivité accepte d'en payer la contrepartie en vies humaines plutôt qu'en espèces sonnantes et trébuchantes, et dont les sept astronautes sacrifiés sur l'autel de l'équilibre budgétaire américain ne sont que les symboles les plus récents et les plus spectaculaires ?

Tandis que les chercheurs en biologie ne recourent plus à la destruction de vie qu'en tout dernier ressort, quand aucune autre méthode ne peut remplacer l'expérimentation animale, l'industrie du vivant envisage sans états d'âme, pour fabriquer les cellules souches qu'elle convoite, de disséquer des embryons humains, alors même qu'existent des voies de production non létales, à partir de tissus adultes. Et tandis que partout nous modifions à grands frais les tracés d'autoroutes et de chemins de fer pour épargner telle espèce animale ou végétale rare, nous tenons pour négligeables les "risques collatéraux" que nos entreprises industrielles ou militaires font encourir à l'animal humain. Dans les calculs de vies auxquels nous nous prêtons, la devise humaine affiche désormais le cours le plus faible.

La vie humaine n'a pas toujours été considérée comme une quantité pondérable, dont on pouvait légitimement comparer le poids à celui d'une autre vie ou d'un autre bien. Il y eut même des époques de haute civilisation où la monnaie humaine, hors commerce, n'avait pas cours. Comme le rappelle Zygmunt Bauman dans son indispensable ouvrage Modernité et holocauste, "la tradition juive interdisait de marchander la survie de certains au détriment des autres". Plus près de nous, le philosophe américain John Rawls, dans sa non moins indispensable Théorie de la justice, condamne les trocs utilitaristes chers à Hayek et à ses émules en posant que  "chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée".

Mais ainsi va l'humanité : tel le peuple de Moïse après sa sortie d'Egypte, elle se croit à jamais affranchie de la barbarie, en marche vers la Terre promise, les plus avancés éclairant la route des retardataires. Mais, loin d'être rectiligne, sa trajectoire en fait est celle, circulaire, d'Ulysse, qui après avoir arpenté le monde, découvert mille merveilles et acquis mille connaissances nouvelles, revient en Ithaque… pour y perpétrer un massacre.

Comme le sait tout collégien amateur de Monopoly, sur un circuit, les plus avancés sont aussi les premiers à revenir à la case départ – à la case barbare.

A cet égard, les arbitrages que nous allons rendre pour régler le problème des retraites des papy-boomers – qui déciderons-nous de sacrifier au profit de qui ? – révéleront la valeur qu'au-delà de nos rituelles professions de foi humanistes nous accordons véritablement à la vie et, par conséquent, notre degré réel de civilisation. Ici, nous n'aurons même plus l'excuse de l'éloignement dans le temps ou l'espace : les victimes potentielles sont à nos portes, nous les croisons tous les jours dans nos cages d'escaliers.

Jean-Michel Truong
© Libération, "Rebonds", jeudi 6 mars 2003

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