Totalement inhumaine
Débat avec les lecteurs
page 4
mise à jour le 29/12/03

 

Actualité de l'auteur

Interviews et portraits

Dialogue avec l'auteur

Facebook

 

 

Sylvain Fontaine. A Denis Guiot vous avez répondu : " C'est à cette époque que s'est formée en moi la vision d'une humanité poussée par ses outils dans ses retranchements ultimes, et la conviction que l'humain, c'est ce qui restera quand la technique aura "tout imité en mieux". C'est précisément ce solde inimitable qu'il nous faut préserver à tout prix si nous entendons demeurer humains."
Alors ce solde inimitable, quel est-il ? Qu'est-ce qui est spécifiquement humain ?

JMT. C'est toute la question qui nous est aujourd'hui posée par les technologies du dépassement de l'homme — génie génétique et intelligence artificielle. Tandis que l'une nous démontre que l'homme ne peut plus être défini par ses caractéristiques corporelles, bientôt reproductibles à la chaîne, l'autre attaque l'homme dans ses retranchements intellectuels, en prouvant que des facultés comme le raisonnement, la reconnaissance de formes et la compréhension du langage sont à la portée des machines. Que nous restera-t-il, demandait Leroi-Gourhan, quand les machines auront tout imité en mieux ? Peu. Mais en ce peu se résumera bien l'homme, tout l'homme, rien que l'homme. L'essence de l'homme.
Il est trop tôt bien sûr pour être plus spécifique, et dire ce que sera ce reliquat en quoi se résumera l'humain au sortir de cette distillation. On s'expose, sitôt désigné cet ultime réduit, à être démenti par une soudaine intrusion de la machine. Personnellement, je parierais volontiers que ce dernier bastion sera dans l'ordre du relationnel. Appelez ça empathie ou compassion, selon que vous êtes orienté psychologie ou spiritualité. Le facteur qui prend le temps de s'enquérir de la poussée des dents du petit dernier, la puéricultrice qui console un enfant dans la cour de récréation, l'infirmière des soins palliatifs qui caresse une dernière fois la main de son malade mourant accomplissent des fonctions particulièrement difficiles à imiter pour une machine. Sans le savoir, ils résistent très efficacement aux poussées du Successeur.

Denis Guiot. Je voudrais juste apporter une petite contribution SF à l'échange ci-dessus :
- Dans une conférence prononcée en 1979 (incluse dans le recueil "Le crâne" en Présence du Futur, Denoël), Philip K. Dick reconnaissait : "Les deux thèmes fondamentaux qui me fascinent sont : Qu'est-ce-que la réalité ? Et : Qu'est-ce qui constitue un être humain authentique ?".
- Dans "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?" (1968, porté à l'écran par Ridley Scott en 1982 sous le titre "Blade Runner"), les chasseurs d'androïdes - comme le héros Rick Deckard - utilisent effectivement l'empathie pour faire la différence entre les humains et les androïdes (appelés réplicants dans le film), grâce au "test Voigt-Kampff". Les réponses des androïdes se caractérisent en effet par une coube plate, trahissant l'aplatissement des affects, l'absence d'empathie et l'atrophie des facultés affectives. Mais ... un schizophrène donne le même type de réponse !

David Strainchamps. En faisant quelques recherches sur l'IA sur internet je suis tombé sur le site suivant http://www.automates-intelligents.com/ . Ils ont un magazine par mail très intéressant dont dans le dernier un éditorial qui part des découvertes de Darwin jusqu'à l'avenir de l'IA. Je vous recommande ce magazine. L'idée principale qui m'a frappé était que tout est gouverné par le hasard. Depuis Monod avec Le Hasard et la nécessité, depuis Darwin on sait que le moteur de l'évolution est le hasard. Je pense que ça rejoint Truong. Il n'y a donc pas d'histoire de volonté que cela plaise ou non.
Cela c'est la théorie. Que maintenant, pragmatiquement, localement on puisse penser qu'il faille agir dans un sens ou dans un autre, ne permet pas de changer le cours des choses. Je comprends le mécontentement de M. Mesplede, nos colères devant le poste que d'autres essaie de mener dans la rue pour faire infléchir ceux qui ont beaucoup de pouvoir sur les choses... Mais je crois que ces derniers ne savent même pas ce qu'ils font. Ils sont pris dans un processus qu'ils n'analysent pas, le mème de la mondialisation. D'ailleurs la plupart des gens ont des idées sur le monde, je dis bien des idées et non des connaissances, et ils sont gouvernés par ces idées ou mèmes si vous voulez les appeler ainsi. Je vous conseille à tous la lecture de Krishnamurti Se libérer du connu et peut-être comprendrez-vous combien tout le mal vient de ce que nous croyons être et que le vrai savoir est loin de nous. Sur ces paroles d'un jeune qui n'a peut-être rien compris.
Je pense en effet qu'il faudrait mieux essayer de comprendre comment le hasard nous gouverne plutôt que de lutter contre !
Pour finir je voulais dire que Truong et ses idées semblent assez répandues dans le milieu de l'IA gouverné par ce mème qu'il faut créer un intelligence douée de hasard.....

Jean-Pierre Brethes. Après ces quatre jours de lectures diverses et divergentes, que dire qui n'a pas été dit, surtout quand on se sent faire partie du cheptel défini par Jean-Michel Truong ? J'ai lu le livre comme un ouvrage de philosophie (mais utilisant un grand nombre de disciplines, d'où sa complexité). Qu'en ai-je conclu ? Que Jean-Michel Truong ne cherche pas à séduire, ni à nous tromper, ni à nous faire espérer des lendemains radieux. Son analyse "historique" de l'invasion technologique qui commence avec le premier "outil" et continue aujourd'hui de façon sournoise et sophistiquée m'a paru pertinente. Son développement actuel est devenu imprévisible pour le commun des mortels, mais je veux bien croire que quelques spécialistes comme Jean-Michel Truong arrivent à le suivre (j'ai pensé au film de Siegel : "L'invasion des profanateurs de sépulture"). Le "cheptel" reste à l'écart ou, au mieux, n'en utilise que quelques potentialités, qui constituent selon l'auteur des "stupéfiants réels ou virtuels" l'abrutissant.
La question principale qu'on se pose, après la lecture du livre, est me semble-t-il : qu'est-ce que l'être humain ? Qu'a-t-il fait de son intelligence ? Il est vrai que les grands massacres du 20ème siècle (directement issus des progrès de la technologie comme Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, le Rwanda, ou plus souterrains comme les famines dans le Tiers monde ou la pandémie sidéenne) tendraient à prouver que l'homme est intrinsèquement mauvais (exit Rousseau) et n'a que très peu (voire pas) évolué depuis son arrivée sur terre. D'une certaine façon, la mondialisation actuelle, nouvelle (?) mutation du capitalisme issu de la Révolution industrielle, et le libéralisme "sauvage" (comme s'il pouvait ne pas l'être) qui la justifie, sont analysés comme des victoires du Successeur par Jean-Michel Truong. Est-ce à dire que la liberté humaine n'existe pas et que nous sommes gouvernés uniquement par le hasard et la nécessité, comme Monod l'avait si bien décelé il y a quarante ans ? Dans ce cas, n'en est-il pas de même du Successeur ?
Et de ce point de vue, l'homme était-il condamné dès l'origine à n'être que l'hôte du Successeur qu'annonce Jean-Michel Truong ?

JMT. Comme l'ont très bien noté les intervenants précédents, l'avènement du Successeur pose avec une acuité renouvelée le problème de la liberté et de la responsabilité humaines. Ainsi que je l'ai dit ailleurs dans une interview à Frédéric Grolleau : "il est temps que nous en finissions avec l’idée d’une liberté totale : nous ne sommes libres que dans le cadre de ce que permettent les lois de la physique. Nous pouvons ruser avec elles — comme avions et fusées rusent avec les lois de la gravité — et ainsi exploiter au maximum l’espace de liberté qu’elles nous laissent, mais celui-ci n’est pas infini. Au fond, je ne fais que poser l’antique question des philosophes : que nous est-il permis d’espérer ?"
Dans la mesure où nous ne sommes pas totalement libres, nous ne pouvons prétendre à la pleine responsabilité — ni d'ailleurs tenir quiconque pour pleinement responsable de ce qui advient : il est tout aussi illusoire de croire en la possibilité, pour des volontés individuelles, d'intervenir dans le développement du Successeur, qu'il est injuste d'incriminer tel responsable ou classe de responsables — que ce soit le gouvernement, les Imbus ou les "gnomes de Francfort". Dans le système de forces impersonnelles qui propulse le Successeur, tous, oppresseurs et opprimés, sont autant agis qu'ils n'agissent. Tous, oppresseurs et opprimés, sont également sa chose. Mais il serait tout aussi faux d'imputer une quelconque volonté au Successeur lui-même, pris, tout comme nous, dans ce champ de forces aveugles et impersonnelles.
Tout ce que nous pouvons espérer, c'est de découvrir un moyen de ruser avec ces forces, tout comme nous le faisons avec les autres lois de la nature. Mais cela impliquerait que nous ayons d'elles une connaissance aussi exacte que celle que les avionneurs ont des lois de la gravité, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui.
"Le cours des choses, s'interroge en conclusion Jean-Pierre Brethes, aurait-il pu être différent ?" Pour répondre, il faudrait identifier, tout au long de l'histoire de l'hominisation, puis de celle des civilisations, ces moments fatidiques où sur un coup de dé se joua notre destin. Le plus ancien et le plus déterminant fut sans aucun doute l'instant où l'un de nos lointains ancêtres, ramassant devant lui un silex tranchant, s'en empara pour en faire le premier outil. Car ce faisant, il transférait à la matière inerte l'obligation qui lui incombait jusque là de s'adapter à son environnement par l'évolution constante de son propre corps. A partir de cet instant, l'homme cessa d'évoluer de l'intérieur, par son corps, pour évoluer de l'extérieur, par ses outils (cf. Totalement inhumaine, chapitre 14). Mais comment regretter cet instant-là, puisqu'il fut aussi celui où naquit la culture ? Ironie : le moyen par lequel nous devenons pleinement nous-mêmes est aussi celui par lequel nous nous perdons.

Sylvain Fontaine. Vous m'avez répondu : "Car comment rendre compte de l'humain dans sa totalité sans faire sauter les cloisonnements traditionnels des disciplines ? "
Je me suis mal exprimé. Je ne voulais pas stigmatiser un viol des frontières entre sciences de la nature et sciences humaines. Je voulais pointer un nihilisme très actif au sein de la sphère techno-scientifique, se conjuguant avec un sentiment de toute-puissance.
Nihilisme : les scientifiques n'ont plus qu'un sens moral atrophié. Seule compte la science (et son corollaire : la réussite technique). Mais quelle est la valeur de cette science et de cette technique ? Cette question leur semblerait même absurde. Et c'est bien là le problème. Notre problème : car s'il n'y a plus guère de conscience dans ces cerveaux, ils prospèrent dans une société à leur image.
Toute-puissance : la science étant devenue la seule valeur, ils se regardent comme des dieux. Bientôt ils accèderont à l'immortalité et à l'omniscience. Comme je vous l'ai dit, ces questions sont envisagées très sérieusement.
Nihilisme, enfin et d'abord : la dévotion rendue à la science masque le fanatisme du néant. "Fanatisme du néant" + "toute-puissance" = "un jour nous vaincrons l'homme". Le défi jadis était de vaincre Dieu. Aujourd'hui qu'ils sont des dieux, c'est leur propre anéantissement qu'ils ruminent.
A chacune de ces études qui réduisent l'amour à des processus physico-chimiques, à chaque Dawkins qui voit dans les individus des "véhicules de survie pour les gènes", j'entends un écho d'Auschwitz, je ressens le goût du sang et la joie sauvage de ces gens tellement heureux d'humilier l'homme. Mais puisqu'on nous dit que c'est de la science...
Freud a dit que le sadisme est une composante de l'esprit scientifique. Les tentatives insistantes pour réfuter la psychanalyse ne sont donc probablement pas uniquement motivées par le souci de la rigueur scientifique.
Je range donc l'attitude qui dit "seul compte le profit" (principe supérieur de toute entreprise sérieuse) au même niveau que celle disant "seule compte la science". Qu'on place son critère ultime dans la comptabilité ou dans les équations, c'est de nihilisme qu'il s'agit.
La science étant par nature mécaniste, elle est un foyer très puissant de diffusion du modèle de la machine. Elle est devenue source de destruction des valeurs. Par conséquent la sphère techno-scientifique me semble faire le lit du Successeur.
Qu'en pensez-vous ?

JMT. Je décris, au chapitre 3 de Totalement inhumaine, les trois nouvelles "révolutions coperniciennes" que nous devrons opérer pour être en mesure d'apercevoir le Successeur : accepter que la vie soit un processus multimédia, cesser de prendre l'homme pour "mètre étalon" de l'intelligence, et enfin renoncer à nous prendre pour les fondés de pouvoir de Dieu, chargés par lui de tenir en son absence la boutique de la Création. Cette illusion est par excellence celle des techniciens et ingénieurs (plus que des chercheurs d'ailleurs, les véritables scientifiques étant beaucoup plus modestes à cet égard), et c'est en son nom que nous avons asservi la nature sans nous rendre compte que nous nous asservissions nous-mêmes. Je dis illusion, car, comme je l'indique à la fin de l'essai (p. 199-202), ce que vous nommez à juste titre la "sphère techno-scientifique" agit en toute méconnaissance de l'impact de ses activités sur le développement du Successeur. En poursuivant ses propres buts — des plus nobles aux plus triviaux — elle ne fait en réalité qu'alimenter la brocante à laquelle s'approvisionne ce grand bricoleur : c'est la notion d'exaptation, que j'oppose à celle d'adaptation — c'est-à-dire de modification volontaire d'un modèle préexistant — chère aux techniciens.
Je voudrais enfin commenter votre remarque concernant "ces études qui réduisent l'amour à des processus physico-chimiques", ou encore "Dawkins qui voit dans les individus des "véhicules de survie pour les gènes", car elle me permet de revenir sur un aspect central de ma pensée concernant la nature humaine. L'Homme en effet, l'essence de l'Homme, c'est précisément ce qui subsistera au terme de cette distillation, de cette réduction à l'essentiel qu'opèrent les sciences du dépassement de l'homme. Et c'est sur cette ligne de front ultime, qui délimitera le véritable réduit humain, que nous devrons nous battre si nous entendons demeurer hommes. Permettez-moi de citer à ce sujet le philosophe Peter Sloterdijk : "…les hommes de l'ère métaphysique ont très manifestement abordé l'étant dans son ensemble avec une description erronée. Ils partagent l'étant en subjectif et objectif, ils posent le spirituel, le propre et l'humain d'un côté, le concret, le mécanique et l'inhumain de l'autre […] Dans la lignée des lumières techniques, il apparaît que cette division est fausse, parce qu'elle attribue… au sujet et à l'âme une pléthore de qualités et de facultés qui, en réalité, appartiennent à l'autre face. Dans le même temps, elle dénie aux choses ou aux matériaux une foison de qualités qu'elles possèdent tout de même, à y regarder de plus près." (La Domestication de l'Être, p. 83). Ainsi, l'avènement du totalement inhumain nous permet-il paradoxalement de prendre conscience des exacts contours du totalement humain.

Jean-Marc Laherrere. Une fois de plus je réagis à une question. Je déteste le genre de généralisation ci-dessous : "les scientifiques n'ont plus qu'un sens moral atrophié ..." !! Il faudrait cesser de généraliser à une catégorie entière les archétypes que nous offrent les médias ou les clichés pompés dans les mauvais romans de science fiction. Il n'y a pas plus de personnes privées de sens moral chez les scientifiques que chez les chauffeurs de taxi ou chez les bibliothécaires. On peut seulement éventuellement reprocher à un scientifique dépourvu de sens moral d'être plus dangereux qu'un employé de la RATP.
Certes il y a des scientifiques tarés et dangereux prêts à tout, il y a aussi des Jacquart, des Monod, des Reeves ... Il paraît qu'il y a même des flics de gauche, des journalistes honnêtes, des politiciens sincères ... et des militaires ... non là j'exagère.

Xavier Galaup. Je suis avec intérêt toutes les interventions concernant l'essai de J.-M. Truong. Je voudrais faire deux remarques très rapidement.
Premièrement, je rejoins Olivier Noël sur un point, celui de l'avenir très très très lointain du Successeur. Si on s'en tient à l'équation que l'intelligence prend le véhicule le plus adapté, nous pouvons légitimement penser qu'un jour, celle-ci va se dématérialiser pour former une sorte de réseau entre particules élémentaires. Et pourquoi pas agir dessus, les modeler, jusqu'au big crunch comme suicide nécessaire à une renaissance. Là on n'est pas loin d'une évolution démiurge...
Deuxièmement, il me semble qu'il y a aussi deux éléments importants de l'intelligence humaine qui me paraissent difficilement imitables et qui font aussi sa spécificité: l'imagination et l'intuition. Qu'en pensez-vous?

JMT. L'écrivain que je suis voudrait être aussi optimiste que vous sur le caractère inimitable de l'imagination et de l'intuition. Mais il n'est qu'à lire au hasard quelques échantillons de la production littéraire contemporaine — particulièrement, pardonnez-moi, en science-fiction — pour se persuader qu'il n'est pas bien difficile pour une machine de pisser des "œuvres" en tous points semblables : un de mes amis chercheurs — membre de l'Oulipo — a développé des algorithmes capables de produire du "space opera" au kilomètre. Chaque fois qu'un artiste s'abandonne aux lois d'un genre ou se laisse aller au stéréotype, il cède un peu plus de terrain au Successeur.
Quant à l'intuition, il y a belle lurette que l'on a compris qu'elle est principalement affaire de reconnaissance de formes, c'est-à-dire de corrélations donc ultimement de statistiques. Or les ordinateurs — et plus encore les réseaux neuromimétiques — excellent à repérer les corrélations. Un des tout premiers programmes d'intelligence artificielle était un démonstrateur de théorèmes qui, à peine mis en service, "découvrit" de nouvelles démonstrations d'une rare élégance qui avaient jusque là échappé aux meilleurs mathématiciens.
Personnellement, je ne parierais donc pas sur ces deux chevaux-là pour distancer le Successeur.

Olivier Noël. En réponse à Sylvain Fontaine, vous émettez l'idée selon laquelle l'essence de l'homme pourrait bien résider dans sa capacité d'empathie (ou de compassion), et plus généralement dans la sphère du "relationnel".
Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision écrit - loin de toute "théorie du complot" - non seulement, exactement comme vous, qu'on ne peut imputer telle ou telle situation sociale ou économique à des individus, parce que ces situations résultent d'effets "structuraux", mais aussi que loin d'interdire tout espoir d'amélioration, cette structuralité pourrait être dépassée par la coalition des hommes, si tant est qu'ils parviennent à élever leur niveau de connaissance, de conscience. Bourdieu n'est pas dupe mais préfère espérer en l'infime possibilité de ce dépassement, plutôt qu'en la fatalité de notre déclin. En deçà de la Succession proprement dite et de sa justification à très long terme (l'extinction du soleil), et puisque vous accordez à l'être humain cette faculté d'empathie (le sentiment ?), croyez-vous vraiment impossible un redressement in extremis, une prise de conscience des élites (scientifiques, politiques, philosophiques, etc.) puis des masses, sauvant ainsi l'humanité pour quelques milliards d'années supplémentaires ?

JMT. Le problème est que pour développer ses propres réseaux le Successeur doit dissocier les nôtres, processus que je désigne par la locution " dissociation des communautés, coalition des appareils" (cf. Totalement inhumaine, p. 132). Ce mouvement de tectonique des plaques humaines ne pourra à mon sens que s'aggraver et il est tout aussi chimérique de vouloir s'y opposer qu'à une coalition de géologues de tenter d'empêcher la dérive des continents. Mais je ne demande qu'à être démenti.

Olivier Noël. Lorsque je vous demandais ce qui, finalement différenciait le Successeur de l'homme, vous écriviez : "Depuis cette découverte et les confirmations que n'ont cessé de lui apporter les neurosciences, nous sommes bien forcés de reconnaître que ce que nous chérissions le plus - l'art, la science, la littérature, la musique, bref, les plus hautes manifestations de l'esprit humain - émane en réalité du jeu chaotique d'une coalition de processeurs parfaitement idiots. Ce que nous tenions pour le plus humain était en réalité d'essence totalement inhumaine."
Cela me semble fort contradictoire. Vous parlez à la fois de "chaos" - donc du domaine de l'imprévisible, du non quantifiable - et de processeurs. Vous semblez penser en outre que ce qui est humain par excellence - l'art, la science... - ne le serait pas car produit par divers facteurs ! Ce paradoxe ressemble en fait à une remarquable tautologie. Quant à l'art, il ne se résume pas à du quantifiable, lui non plus ! Ou alors, tout l'est, et rien n'est humain (et rien n'est inhumain puisque tout est issu de la même origine). Tout est dans le "chaotique" : cette intrusion du "hasard" rend justement impossible toute connaissance complète de l'humain par lui-même, et invalide votre remarque. Je vous repose donc ma question : comment pouvez-vous postuler l'existence du Successeur, dont vous faites déjà la généalogie, en tant que conscience puisque celle-ci, ou ce que l'on désigne comme telle, naît du chaos, que ses processeurs soient idiots ou non ?
Votre propos paraît donc osciller entre une vision purement matérialiste qui ne prend pas en compte l'indéterminé, c'est-à-dire ce qui chez l'homme ou ailleurs n'est pas calculable, et une autre au contraire parfaitement indéterministe (tout naît du chaos) qui, elle, empêche toute extrapolation quant à l'avenir du Successeur. L'art, si l'on ne peut nier qu'il est le produit de "processeurs parfaitement idiots", n'en reste pas moins imprédictible ! Nul processeur, même moins qu'idiot, ne pourra jamais prédire avec exactitude et sans erreur ce qui sortira du cerveau d'un homme. N'est-ce pas alors oublier que le savoir "ne peut prévoir ses propres conquêtes futures" (Karl Popper, L'Univers Irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme, éd. Hermann, 1984) et que par conséquent, et l'homme et le Successeur demeurent tous deux insaisissables ?

JMT. C'est tout le mérite de Hayek que d'avoir montré comment un ordre peut émerger de manière spontanée de l'interaction chaotique d'agents sous-informés et inintelligents, comme les neurones du cerveau ou les opérateurs d'un marché. Il n'y a contradiction que si vous confondez le niveau où opèrent lesdits agents et celui où émerge l'ordre résultant de leur jeu. Et en effet, comme je l'indique à la page 123 de Totalement inhumaine, Hayek en tirait la conclusion que les systèmes instaurateurs d'ordre non centralisé tels que le cerveau ou les marchés ne peuvent être connus que qualitativement ("knowing how") et non prédits quantitativement ("knowing that"). Cet argument épistémologique est le fondement à la fois de sa critique du keynésianisme et de celle du cognitivisme. Si ce sujet vous intéresse, je vous invite à étudier les références de la note 1, page 121.

Modérateur. Même si la rencontre porte essentiellement sur Totalement inhumaine, d'autres questions sur l'oeuvre de J.-M.Truong sont possibles. J'invite tous les abonnés à lire le texte "Les Dessous du successeur de pierre". Même si ce n'est pas un grand texte littéraire, c'est d'une lucidité à couper le souffle.
Certes, il convient de relativiser les responsabilités de chacun, le libre arbitre cher à aux humanismes..., mais, si "le hasard gouverne notre destinée" à long terme, je crois que l'on peut et nous devons agir maintenant pour priser au moins ce cercle infernal, cette course au toujours moins cher si destructeur. Même une machine infernale peut se dérégler n'est-ce pas ?

C’est la fin de la rencontre avec J.-M. Truong, l’occasion de remercier publiquement ce dernier d’avoir pris tant de temps pour répondre aux questions des abonnés. Je tiens aussi à remercier la vingtaine de participants qui dès le début de l’été ont bien voulu se prêter au jeu en acceptant de recevoir un exemplaire de Totalement inhumaine en service de presse.
C’est une rencontre exceptionnelle et riche d’enseignements. Sur le site Mauvais genres, vous pouvez dès à présent lire et relire 1 résumé, 11 commentaires et 62 questions/réponses ou interventions , un témoignage brut et sans complaisance de ce débat.
Quant aux reproches quant à l’organisation de cette rencontre, sachez que j’en tiendrai compte à l’avenir. Il n’y aura plus de rencontre avec un auteur en amont de la sortie d’un livre. Reste à présent la principale question : est-ce qu’une telle rencontre autour de Totalement inhumaine, essai sur les nouvelles technologies, avait sa place sur la liste Mauvais genres ? Pour moi, oui, tant je pars du principe que c’est une rencontre avec un auteur, auteur de romans qui sont classés en SF dans nos bibliothèques.
Je comprends aussi les réactions d’énervement aux propos échangés. Mais, je me répète, Mauvais genres est une expérience de mélanges des genres, de métiers, de points de vue différents, une démarche vraiment nécessaire qui ne devrait ennuyer un bibliothécaire d’une bibliothèque municipale aux collections encyclopédiques.
Pour finir, je peux qu’encourager tous les bibliothécaires à acheter cet essai et à le ranger avec les ouvrages consacrés à l’intelligence artificielle. Au mois d’octobre sort le film de Spielberg. C’est peut-être l’occasion de monter une table sur l’IA.
Le modérateur qui n’a pas la science infuse.

Jean-Michel Truong. Chers amis, au moment de prendre congé, je souhaite vous adresser à tous mes plus vifs remerciements pour l'intérêt que vous avez bien voulu manifester pour Totalement inhumaine.
Je suis bien conscient que les idées qu'il véhicule et ma manière de les défendre ont pu heurter certains d'entre vous, attachés à une certaine idée de l'homme. A ceux-là, j'exprime mes regrets.
A tous, je voudrais dire à quel point ces échanges m'ont été précieux. Soyez assurés que rien n'en sera perdu et qu'ils nourriront mes réflexions futures.
Enfin, je voudrais mentionner tout spécialement Bernard Strainchamps, qui a bien voulu, en toute connaissance de cause, prendre le risque d'organiser cette rencontre, et qui a su la modérer avec tact. Si nos échanges ont conservé jusqu'au bout l'élévation que méritait leur objet, c'est à lui que nous le devons d'abord. Qu'il en soit vivement remercié.
Au revoir.

Page 1  2  3  4


poursuivre cette discussion sur le forum de l'auteur

retour à la notice du livre