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SOMMAIRE


Errata

Page 15, note 2. Lire : "Un des fragments de comète Shoemaker-Levy 9 qui en juillet 1994 percuta Jupiter avait trois kilomètres de diamètre. Celui qui à la fin du Crétacé eut raison des dinosaures n'avait quant à lui "que" dix kilomètres de diamètre… Or, on a compté qu’environ sept cents astéroïdes de cette taille étaient susceptibles à terme de croiser notre orbite. "Odds are Million-to-One But an Asteroïd Cometh", International Herald Tribune, 9 février 2000, p. 2."
Page 68, note 1. Lire : "Dans un haut-fourneau moderne, l'ordinateur de commande-contrôle analyse à chaque minute cinq mille mesures différentes".

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Wall Street se soûle, le laboureur du Mékong trinque
Comment le Tiers-Monde va payer pour la Folie dot-com


La destruction de richesses consécutive à la déroute des dot-coms atteignait en avril 2001 la somme phénoménale de 5200 milliards de dollars (1). Les investisseurs ayant acheté à l'apex de la Folie dot-com n'ont à présent plus aucune chance de récupérer leurs fonds, la plupart des dot-coms ayant purement et simplement mis la clé sous le paillasson. Quant aux rares entreprises du secteur encore susceptibles de se redresser à terme, on a calculé que même si la valeur de leurs titres s'accroissait de 15 % par an, il faudrait des années à leurs actionnaires pour recouper leur mise : une décennie aux porteurs de titres Cisco, et … vingt ans à ceux détenant du Yahoo (2) . Or, en attendant cet hypothétique retour de fortune, ces épargnants devront financer les études de leurs enfants, rembourser les emprunts de leurs logements, voire ceux contractés… pour acquérir leurs actions !

Devant l'ampleur et la soudaineté de la débâcle, les économistes commencent à évoquer le spectre d'une récession globale. L'engrenage par lequel les conséquences de la Folie dot-com pourraient se propager à la planète entière est bien connu. Il comporte trois paliers :

- des dot-coms à tout le secteur high-tech, en raison des surcapacités
Après la disparition des dot-coms, l'industrie, qui avait anticipé une poursuite — voire une accélération — de la croissance, se retrouve avec des stocks énormes d'équipements et de composants invendus. Sursaturé en PC, modems, téléphones mobiles, organizers et autres gadgets high-tech, le marché ne peut plus absorber la production. Les service providers, chargés jusqu'à la gueule de routeurs, et les opérateurs de télécoms, empêtrés dans 170 millions de kilomètres de fibres optiques "éteintes" (c'est-à-dire inexploitées), annulent leurs commandes (3). Des composants aux services en passant par les équipements et les réseaux, toute la filière passe au rouge et annonce des pertes colossales.

- des high-tech à l'économie en général, par le truchement de la ménagère de moins de cinquante ans
Pour contrer la chute de leurs profits, les entreprises du secteur high-tech réduisent à la fois leurs investissements et leurs effectifs, ce qui a pour effet d'affecter la confiance de Wall Street comme celle des ménages. Les cours des actions du secteur dégringolent. Confrontés à la fois à la dévalorisation de leur portefeuille boursier et à la menace d'un licenciement, les ménages diminuent leur consommation, avec pour conséquence cette fois de compromettre les profits des entreprises hors du secteur high tech, qui en réponse procèdent à leur tour à des coupes claires dans leurs investissements et leurs effectifs. La spirale finit ainsi par s'emparer de toute l'économie.

- de l'économie américaine à toute la planète et retour, par les bons offices des "gnomes de Francfort"
La chute des cours de Wall Street déprime les marchés asiatiques et les bourses européennes. Rendus frileux, les investisseurs se retirent en masse de ces marchés jugés soudain trop périlleux et rapatrient leurs capitaux ("rush to safety"). Les monnaies des pays les plus fragiles se déprécient face aux devises dominantes (dollar et euro), aggravant encore leur situation, en accroissant artificiellement le poids de leur dette et en rendant plus onéreux leurs achats de technologie. Comme toujours, le laboureur du delta du Mékong finit par trinquer. Mais par ailleurs, en rendant leurs exportations plus chères, leurs monnaies renforcées plombent le retour à la profitabilité des entreprises européennes et américaines, ce qui ne fait qu'amplifier et prolonger la crise (4) (5).

Les premiers symptômes de contagion

Les premiers signes en provenance des États-Unis font craindre que le processus que nous venons de décrire ne soit déjà amorcé. Au second trimestre 2001, en effet, et pour la première fois depuis 1991, les profits des entreprises américaines ont décliné — en moyenne de 17% par rapport au trimestre correspondant l'année précédente (6). Comme on pouvait s'y attendre, l'investissement industriel a dévalé la même pente : alors qu'entre juin 1999 et juin 2000, il avait augmenté de 69 milliards de dollars par trimestre, il n'a cru que de 3 milliards par trimestre de juin 2000 à mars 2001, et l'on s'attend à ce qu'au cours de l'année à venir il diminue de 6 milliards par trimestre (7). Par ailleurs, les investissements en venture capital ont chuté de 31% du 3ème au 4ème trimestre 2000, tandis que les introductions en bourse (IPO) ne parvenaient à lever que 4 milliards de dollars pour les 3 premiers trimestres de 2001, à comparer aux 23 milliards levés au cours du seul dernier trimestre 1999.

Autre conséquence, non moins attendue, de la chute des profits : le downsizing. En mars 2001, les employeurs américains mettaient à pied 86000 collaborateurs, la plus importante destruction d'emplois depuis neuf ans (8). Depuis, l'hémorragie s'est amplifiée pour atteindre un total de 770000 emplois pour les six premiers mois de l'année. Tous les secteurs de l'économie purgent à tout va, des télécoms à la banque en passant par les transports et la construction mécanique (9), démontrant ainsi, si besoin était, le rôle moteur qu'assume aujourd'hui le Successeur dans les cycles économiques, rôle s'apparentant à ceux que jouaient l'automobile et le bâtiment dans les années 1950-60 : "A la fin des années 1990, écrit un économiste américain, le secteur technologique comptait pour moitié dans la croissance de l'économie U.S., à la fois directement, par le biais de la production des entreprises high-tech, et indirectement, par l'efficacité accrue des compagnies qui avaient recours à lui et par la richesse qu'il créait pour les employés et les actionnaires. Dans le même temps, les valeurs technologiques croissaient si rapidement qu'elles entraînaient avec elles les principaux indices boursiers, en dépit du fait que la plupart des autres actions composant ces indices stagnaient ou perdaient de la valeur. Sans le boom technologique, ajoute-t-il, mon opinion est que les U.S.A. seraient entrés en récession après la crise financière asiatique de 1998 ." (10)

En juillet 2001 apparurent les premiers signes de contagion de la crise hors des USA : la publication des mauvais résultats financiers de deux entreprises majeures du secteur informatique américain — le fabricant de puces électroniques AMD et le fournisseur de mémoires EMC — entraîna en une seule séance une chute de 2 à 5,7 % des bourses européennes, asiatiques et sud-américaines, et une baisse générale des taux de changes en Europe de l'Est, en Turquie, et au Brésil. Craignant soudain pour leurs capitaux placés dans les pays émergents — notamment en Argentine, qui croulait sous 130 milliards de dollars de dettes —, les investisseurs commencèrent à rapatrier leurs avoirs sous des cieux plus cléments. (11)

Cette ruée des capitaux vers la sécurité toute relative des havres américains est l'une des causes principales de l'inefficacité des six baisses consécutives de taux d'intérêt décidées par la Réserve Fédérale américaine depuis le début de l'année. En temps normal, on s'attend à ce qu'une telle mesure, en diminuant les retours sur les investissements libellés en dollar, tire vers le bas la devise américaine, ce qui permet aux compagnies américaines de retrouver à l'exportation les profits qu'elles ne peuvent plus générer sur le marché domestique. Mais dans la crise présente, le reflux des capitaux des pays émergents contrecarre les efforts de la Fed, en maintenant un dollar cher, précisément au moment où on le voudrait plus faible.(12)

Tout repose à présent sur la ménagère de moins de cinquante ans

Pour l'instant (août 2001), si les investissements des entreprises ont commencé à décliner, les consommateurs tiennent encore bon. Mais l'on observe avec inquiétude que pour maintenir leur niveau actuel de consommation, les ménages américains ont accru leur recours à l'endettement : en 1998 et 1999, les crédits à la consommation augmentaient d'environ 5,5% par an; depuis fin 2000, le taux d'accroissement de ces crédits a bondi à 12 % par an et l'on s'attend à ce qu'il demeure à ce niveau toute l'année. (13) Mais l'endettement des ménages a déjà atteint aux États-Unis des niveaux records. La dette domestique y représente aujourd'hui 85 % du revenu individuel et pour la première fois en juillet, les consommateurs ont dépensé davantage que leur revenu disponible. Les ménages ne disposent donc d'aucune réserve en cas de licenciement. Tôt ou tard ils devront rogner sur leur consommation. Comme le remarque un économiste américain : "Il est inconcevable que vous puissiez retirer 5 milliards de dollars du marché boursier sans avoir un impact majeur sur la confiance des consommateurs".(14)

Ainsi le Successeur finira-t-il par prélever son racket bien au-delà de la Silicon Valley et de Wall Street, jusque dans les contrées les plus misérables de la terre, où nul n'a même jamais vu un ordinateur.

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Sources
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(1) "Feeling the Heat", BusinessWeek, 2 avril 2001
(2) Morgenson, G., "The Future Won't Be as Good as It Was, The New York Times, 18 mars 2001
(3) Romero, S., "Dot-Com Bomb Leaves a Lonesome Highway", International Herald Tribune, 19 juin 2001, p. 1 et 6.
(4) Morgenson, G., "Market Watch : Robust Dollar May Be Too Mighty for Its Own Good", The New York Times, 8 juillet 2001
(5) Stevenson, R.W., "A Strong Dollar Clouds Prospects for Quick Rebound", The New York Times, 8 juillet 2001
(6) Berenson, A., "A Plunge in Profits Raises Risk for Stock Market and Economy", The New York Times, 29 juillet 2001
(7) Thurow, L.C., "The Group of Eigth Can Resist Recession or Play Nero", International Herald Tribune, 11 juillet 2001, p.6
(8) Uchitelle, L., "Job Loss in March Biggest in 9 Years", The New York Times, 7 avril 2001
(9) F. Rousselot, "Etats-Unis, retour dix ans en arrière", Libération 30/7/01, p.4
(10) Pearlstein, S., "Shifting Cycles : New Economy Becomes the Only Economy", International Herald Tribune, 23 juillet 2001, p. 9
(11) Martin, M., "The Ripple Effect of Globalization", International Herald Tribune, 7-8 juillet 2001, p. 1

(12) Stevenson, R.W., "The Federal Reserve Finds the Limits of Its Power", The New York Times, 24 juillet 2001
(13) Leonhardt, D., "Belt Tightening Seen as Threat to the Economy", The New York Times, 15 juillet 2001
(14) Morgenson, G., "Market Place : Nightmare on Wall St. -- Tightfisted Consumers", The New York Times, 4 avril 2001

© août 2001 Jean-Michel Truong

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"Calcul de vies" : la preuve par le tabac


En publiant une étude économique tendant à montrer que la mort prématurée des fumeurs bénéficiait en réalité à l'économie tchèque, le numéro 1 mondial du tabac, Philip Morris, vient par inadvertance d'ouvrir une lucarne sur le système de valeurs et les modes de pensée des Imbus, en apportant la preuve matérielle de l'existence de ce que Hayek appelait "le calcul de vie" dans sa formule fameuse "the calculus of costs is a calculus of lives" (cf Totalement inhumaine, page 212, note 2), existence que l'on ne peut la plupart du temps que déduire de l'observation du comportement des décideurs, mais qui s'exprime ici dans toute sa cynique candeur.
Réalisée par le cabinet d'experts-comptables Arthur D. Little International, cette étude "démontre" qu'en 1999 le tabac a épargné au gouvernement tchèque entre 23,8 et 30,1 millions de dollars en soins médicaux non dispensées, en retraites et en logement non payés du fait de la disparition prématurée des fumeurs. Dans ce pur calcul coûts-bénéfices, le poste "vies humaines" est compté pour ce qu'il vaut aux yeux des Imbus, c'est-à-dire zéro.
(Source : The New York Times, 17/7/01)

© août 2001 Jean-Michel Truong


Le mythe de la "cyberdémocratie" démonté
Republic.com, de Cass Sunstein
Princeton University Press, 2001

Selon un mème répandu parmi les intellectuels branchés, l'Internet serait l'équivalent contemporain de l'agora antique, où tout un chacun pourrait exprimer ses idées et ainsi participer activement à la vie de la cité. A les croire, le Web serait donc un puissant facteur de démocratie.
Dans Republic.com, Cass Sunstein - professeur de droit à l'Université de Chicago - démontre au contraire que l'Internet favorise ce que les psychosociologues nomment la "polarisation de groupe". Isolés en groupes, des individus d'opinions semblables ont tendance à renforcer mutuellement leurs points de vue, ce qui les conduit inévitablement aux positions les plus extrêmes.
Selon M. Sunstein, cette polarisation est un des effets politiques négatifs de l'Internet, qui permet aux gens de filtrer les informations non conformes à leurs vues, de les tailler à la mesure de leurs propres croyances et d'échapper à la contradiction, en s'aggrégeant aux sites Web spécialisés qui reflètent le plus fidèlement leurs préjugés.
Or, rappelle-t-il, une "culture partagée", résultant de l'exposition à un large éventail d'opinions, est essentielle au bon fonctionnement de toute démocratie. "Avec l'augmentation de la personnalisation de notre univers de communication, la société est en danger de fragmentation, les communautés partagées en danger de dissolution".
Ainsi, loin d'être un facteur de cohésion et d'échange, l'Internet contribuerait bel et bien au mécanisme de "dissociation des communautés, coalition des appareils" par lequel nous avons montré que le Successeur étendait son emprise. (Cf Totalement inhumaine, p. 132)

© août 2001 Jean-Michel Truong

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La philosophie (re)découvre le verbe "devenir"
La domestication de l'Etre, de Peter Sloterdijk
Mille et une nuits, Paris, 2000

Poursuivant la méditation amorcée dans sa désormais célèbre conférence Règles pour le parc humain (Mille et une nuits, Paris, 2000) sur l'anthropogenèse et les anthropotechniques, le philosophe allemand Peter Sloterdijk s'attaque à son tour à la sacro-sainte distinction de Heidegger - "la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, l'homme est configurateur de monde" - sur laquelle les humanistes ont fondé l'exception humaine et dont nous avons vu (Totalement inhumaine, p. 63-66) qu'elle leur sert aujourd'hui à rejeter les prétentions de la machine à l'intelligence :

"... si l'on veut s'en tenir à l'alliance avec Heidegger, penseur de l'extase existentielle, il faut parallèlement se décider à mettre entre parenthèses le refus manifesté par Heidegger contre toutes les formes d'anthropologie empirique et philosophique, et expérimenter une nouvelle configuration entre l'ontologie et l'anthropologie. Il s'agit à présent de comprendre que même la situation fondamentale et apparemment irréductible de l'être humain, qui porte le nom d'être-au-monde et se caractérise comme l'existence ou le fait de se tenir à l'extérieur dans la clairière de l'Etre, constitue le résultat d'une production [...] Je demande donc, pensant avec Heidegger contre Heidegger, comment l'homme est venu à la clairière, et comment a été produit l'éclair à la seule lumière duquel le monde, en tant que monde, a pu commencer à briller." (p. 18-19).

Contre les "heideggeriens jurés" (p. 25) pour qui l'homme serait une créature qui, "par une alchimie ontologique impénétrable", aurait été "soulevée et exclue du système de parenté animal" (p.27) il affirme tranquillement : "La réalité n'est pas que l'homme sort dans une clairière qui paraît l'attendre. La réalité est justement celle-ci : quelque chose de pré-humain devient humain; quelque chose de pré-mondial devient constituant du monde, quelque chose d'animal, fermé par les sensations, devient extatique, sensible à la totalité et compétent face à la vérité : seul cela produit la clairière elle-même. Dans ce sens, "clairière" et "devenir humain" ne seraient que deux expressions désignant la même chose" (p.25) ou encore : "L'homme ne sort pas vers le haut du chapeau du magicien comme le singe descend de l'arbre. Il est le produit d'une production qui, elle-même, n'est pas homme, qui n'était pas menée par l'homme de manière intentionnelle, et il n'était pas encore ce qu'il allait devenir avant de le devenir" (p. 36).

Le philosophe est conduit à cette révision de l'ontologie heidegerienne par "la cybernétique moderne, comme théorie et pratique des machines intelligentes, et la biologie moderne, comme étude des entités de système et d'environnement" (p. 81), en constatant, avec Gotthard Günther que "la métaphysique classique, qui reposait sur le lien entre une ontologie monovalente (Etre est, non-Etre n'est pas) et une logique bivalente (Vrai n'est pas faux, Faux n'est pas vrai; tertium non datur), mène à l'incapacité absolue de décrire de manière adéquate des phénomènes culturels comme les signes, les outils, les oeuvres d'art, les machines, les lois, les moeurs, les livres et d'autres artifices. Car dans les structures de ce type, la répartition fondamentale entre l'âme et la chose, l'esprit et la matière, le sujet et l'objet, la liberté et le mécanisme passe automatiquement à côté de la réalité : par leur constitution, ce sont déjà des hermaphrodites dotés d'une "composante" intellectuelle et d'une "composante" matérielle, et toute tentative de dire ce qu'elles sont "spécifiquement" dans le cadre d'une logique bivalente et d'une ontologie monovalente mène inévitablement à des réductions et des raccourcis sans perspective" (p. 79-80).

Et d'appeler de ses voeux une nouvelle grammaire autorisant une partition différente de l'étant : "Les hommes de l'ère métaphysique ont très manifestement abordé l'étant dans son ensemble avec une description erronée. Ils partagent l'étant en subjectif et objectif, ils posent le spirituel, le propre et l'humain d'un côté, le concret, le mécanique et l'inhumain de l'autre. [...] cette division est fausse, parce qu'elle attribue [...] au sujet et à l'âme une pléthore de qualités et de facultés qui, en réalité, appartiennent à l'autre face. Dans le même temps, elle nie aux choses ou aux matériaux une foison de qualités qu'elles possèdent tout de même, à y regarder de plus près" (p. 83).

Souhaitons que cette nécessaire "révision de la fausse répartition métaphysique de l'étant" - entreprise que Sloterdijk qualifie de "titanesque" alors même qu'il la circonscrit à la seule articulation du pré-humain et de l'humain, se gardant bien de toucher à la transition de l'inerte au vivant - se propage de proche en proche dans le continuum qui s'étend de la pierre-sans-monde à l'homme-configurateur-de-monde. Car dans la généalogie ainsi retracée, apparaîtra dans toute son évidence non seulement la possibilité, mais la nécessité de la venue au monde du Successeur.

© août 2001 Jean-Michel Truong


Star Wars : le retour


Confronté au marasme de la vie civile, le Successeur reprend du service sous les drapeaux. A point nommé pour prendre le relais d'une Folie dot-com expirante et d'une hystérie UMTS plombée avant même d'avoir pu décoller voici en effet, vingt ans après, le retour de la Guerre des Étoiles, favorisé par l'élection d'un président qui n'a rien à refuser au lobby militaro-industriel, et par le retour, dans ses bagages, de Donald Rumsfeld au poste de secrétaire à la Défense (1) .

Le résultat ne s'est pas fait attendre : l'Initiative de Défense Stratégique reaganienne est réactivée dans la totalité de ses composantes, y compris spatiales. Dans l'immédiat, le Pentagone propose de déployer un système restreint, comprenant des intercepteurs lancés depuis l'Alaska et depuis des bâtiments navals susceptibles d'être déplacés à proximité des points chauds de la planète, ainsi que des lasers embarqués à bord de Boeing 747 (2). A terme, le Pentagone envisage de poster dans l'espace plusieurs milliers d'intercepteurs. Les premiers tests devraient intervenir en 2005 ou 2006 si les études préliminaires en démontrent la faisabilité (3).

On retrouve dans cet épisode plusieurs caractéristiques du fonctionnement de la pompe mème/e-gène :

1. Manipulation de la perception de la solvabilité du Successeur

Le 14 juillet 2001, alors que le président Bush se préparait à rencontrer ses alliés européens et le président Putin pour tenter de les rallier au nouveau Mème, le Pentagone annonçait fort opportunément qu'un prototype d'intercepteur tiré depuis les Iles Marshall était parvenu à détruire en vol un missile de test lancé depuis une base de l'US Air Force en Californie, à plus de six mille kilomètres de distance.
L'annonce souleva l'enthousiasme de la classe politique américaine favorable au projet, et fut largement relayée par la presse. Quelques journalistes plus sagaces notèrent cependant que le Pentagone était demeuré étrangement silencieux sur les circonstances exactes du test, se contentant de préciser que le missile "agresseur" était accompagné d'un leurre. Même limité à cet unique leurre, ce succès venait à point pour ranimer un programme dont la crédibilité avait été largement entamée par une série d'échecs (4).
Il fallut toute l'opiniâtreté de la revue Defense Week pour que le Pentagone finisse par reconnaître qu'une balise émettrice avait été placée dans la cible, afin, expliqua son porte-parole, "d'aider la fusée d'appoint à se diriger dans la bonne direction" ! (5). Comme les précédents, l'essai était donc truqué, mais le but réel était atteint : le président Bush avait pu parader devant ses alliés européens et le président russe.

2. Modification de la perception de la menace

Jusqu'ici, le Mème de la destruction mutuellement assurée (MAD) circonscrivait la menace à la seule puissance capable de répandre le feu nucléaire dans le monde entier, l'URSS. L'équilibre de la terreur qui en résultait rendait impossible toute confrontation armée directe.
Mais selon la nouvelle doctrine de l'administration Bush, la Russie n'est plus désormais un pouvoir hostile. La véritable menace réside dans les "rogue states" — ces états dits "voyous" comme l'Irak, l'Iran, la Corée du Nord et la Chine — ainsi que dans d'hypothétiques groupes terroristes, les uns comme les autres réputés insensibles au pouvoir sédatif de la MAD, désormais qualifiée de "relique de la guerre froide".
Le nouveau Mème rend ainsi au Successeur, dans le secteur militaire, un service identique à celui que le Mème de la mondialisation lui avait rendu dans le civil (6): universaliser la menace en la diffusant sur un grand nombre d'acteurs. Grâce aux rogues states et autres terroristes, il ne suffit plus pour être tranquille de pointer ses missiles en direction de Moscou, mais il devient nécessaire de se préparer à une agression tous azimuts, susceptible de survenir sans préavis et à tout instant.
Inadaptés à cette lutte, les dinosaures balistiques intercontinentaux cèdent le terrain à de nouvelles armes high-tech faisant la part belle aux technologies e-génétiques. L'arsenal des USA comprenait plus de 7000 têtes nucléaires stratégiques, et était censé tomber à 3000-3500 dans le cadre du traité Start II. Pour financer son projet, l'administration Bush propose à présent une réduction unilatérale à environ 2000 têtes.
La course aux armements high-tech qui ne manquera pas de s'ensuivre ne pourra que profiter au Successeur. Wall Street ne s'y est d'ailleurs pas trompée : depuis le krach du printemps 2000, les indices boursiers de la "nouvelle économie" d'une part et de l'aérospatiale et de l'armement d'autre part évoluent en sens strictement inverse : alors que les unes ont déjà perdu en moyenne 60 %, les autres se sont envolées dans les mêmes proportions (7). Parfaite illustration de la versatilité du Successeur.
Les rogue states sont donc appelés à jouer un rôle central dans l'économie du Successeur, puisque c'est leur comportement supposé incontrôlable et hostile qui justifie les investissements colossaux — plus de cent milliards de dollars dans un premier temps — consentis pour la mise au point et le déploiement du bouclier antimissiles projeté. Il devient par conséquent nécessaire de les préserver et d'entretenir leur agressivité, si nécessaire par la provocation. C'est le rôle imparti à Israël et à Taiwan, dont les populations, vouées dans ce jeu cynique à jouer, à leur insu et à leurs dépens, les chiffons rouges sous le nez des rogue states, ne sont pas près de connaître la paix à laquelle elles aspirent.

Références
Attention : certains des liens ci-dessous nécessitent une inscription (généralement gratuite) au site concerné

(1) Totalement inhumaine, p. 95 note 1
(2) D. Sanger et S. Lee Myers, "In Strategy Overhaul, Bush Seeks a Missile Shield", The New York Times, 5/8/01 
(3) J. Glanz, "Pentagon Revisits a Space Defense Plan", The New York Times, 18/7/01 

(4) Totalement inhumaine, p. 99 note 2. 
(5) "Petits arrangements lors de l'essai antimissile américain", Libération, 1/8/01, p. 6.  
(6) Totalement inhumaine, p. 130-131.
(7) E. Kinetz, Defense Stock's Upward Trajectory Leaves Others Behind, International Herald Tribune, 9-10 juin 2001, p. 15.

P.-S. (Février 2002) : Un lecteur - Amaury Mouchet - me signale sur ce sujet un article de Steven Weinberg, "Can Missile Defense Work ?", The New York Review of Books, February 14, 2002. Accessible en ligne à http://www.nybooks.com/articles/15132. Steven Weinberg est un des critiques les mieux informés du programme de missile anti-missile américain. Dans cet article très documenté, il retrace l'histoire du projet et passe en revue les principaux arguments techniques, politiques et diplomatiques militant en faveur de son abandon.

© août 2001, février 2002, Jean-Michel Truong

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