Totalement inhumaine
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EPOK
Game Over
par Karen Bastien

 

COMMENT L'HOMME A PERDU FACE AUX ORDINATEURS

Pour Jean-Michel Truong, expert en intelligence artificielle, l'humanité est en passe d'être dépassée, voire supplantée, par les outils technologiques qu'elle a engendrés.
Entretien avec l'auteur d'un essai percutant, aux antipodes de l'angélisme d'un Spielberg.

"Je ne suis pas sûr de ce qui arrivera dans l'avenir. Je fais ce qu'on pourrait appeler de la balistique, résume Jean-Michel Truong. Je dis seulement que, étant donné les conditions dans lesquelles nous avons lancé ce projectile, la trajectoire nous mène là. Mais toutes sortes de choses peuvent arriver d'ici là." Chapeau de feutre et petites lunettes, l'homme, d'origine sino-alsacienne, impressionne. Malgré deux premiers romans estampillés "SF", ce quinquagénaire touche-à-tout (lire encadré), estime ne pas faire de la science-fiction, mais de l'extrapolation. C'est ce qui fait la force de l'essai qu'il publie tout juste, Totalement inhumaine. Deux cent vingt pages où il remet l'homme à sa place, en lui rappelant qu'il n'est pas "le point de convergence de l'histoire", ni "la clé de voûte de l'évolution". Mettant à contribution des philosophes (Nietzsche, Simone Weil), des théologiens (Pierre Teilhard de Chardin) ou des scientifiques (Thomas Kuhn, Alan Turing, Trinh Xuan Thuan...), mais sans jamais perdre le lecteur, il démontre que l'intelligence artificielle va bientôt voler de ses propres ailes et nous laisser au bord de la route.
Une issue qui n'inquiète pas Truong, lui qui place de moins en moins d'espoir dans une espèce humaine aux instincts de destruction apparemment incorrigibles. Hitler, Mao, Staline, Rwanda, Ceaucescu... Tchernobyl, vache folle, poulets dioxinés... L'humanité est décidément trop mal partie. Sans compter que, dans au maximum 4,5 milliards d'années, la mort du Soleil signera la fin de l'humain. "Avec l'homme, l'intelligence croupit dans un cul-de-basse-fosse." Le verdict de Truong est sans appel. Le prochain véhicule de la vie ne sera donc pas à base de protéine et d'ADN, mais de silicium. L'esprit serait en train de changer d'esquif. Le "Successeur", grand "organisme" informatique en réseau, est déjà partout autour de nous, dans les logiciels, l'Internet et les milliards d'automates connectés à la Toile. Impossible de dire à quoi il ressemblera. Seule conviction : il sera totalement inhumain.

EPOK - Vous montrez dans votre essai que l'intelligence va quitter l'homme pour d'autres horizons. Sur quoi fondez-vous cette conviction ?

Jean-Michel Truong - Je la tire de mon expérience. En tant que fondateur de la première société d'intelligence artificielle en Europe, j'ai vu comment les logiciels et les machines intelligentes rognaient petit à petit sur des facultés considérées comme les plus humaines, telles que le raisonnement ou le langage. Ces avancées restent confinées aux laboratoires et aux industries de pointe, et le grand public est tenu à l'écart. L'intelligence nous échappe; désormais elle se diffuse. Avec la généralisation des réseaux de transfert de données comme Internet, les logiciels peuvent en effet échanger du matériel génétique, en fait des morceaux de code, laissant entrevoir une accélération fulgurante de leur évolution. L'intelligence est en train de passer d'un support dérivé du carbone à base de protéine et d'ADN, l'homme, à un support silicium. Ce dernier ne sera peut-être pas le support ultime, mais c'est le prochain stade.

Comment les logiciels peuvent-ils échanger du matériel génétique ?

Marvin Minsky, un des pionniers de l'intelligence artificielle, a montré qu'on pouvait coder les logiciels en petites unités, comme des communautés d'agents logiciels indépendantes les unes des autres, mais capables de communiquer et de coopérer. Certains logiciels aujourd'hui sont donc l'équivalent fonctionnel des gènes, c'est pour cela que je les appelle des e-gènes. Ils peuvent se reproduire de manière imparfaite, muter, donc évoluer. Mais, jusqu'à présent, les logiciels étaient des espèces d'îlots qui pouvaient difficilement envoyer leurs e-gènes ailleurs. Maintenant qu'il suffit de se connecter sur Internet pour échanger des logiciels, cela ouvre la possibilité d'une sexualité des logiciels, c'est-à-dire non plus seulement d'une reproduction, mais d'un échange de matériel génétique entre deux logiciels pour en créer un troisième. Et on sait bien que dans les autres espèces vivantes, l'invention de la sexualité a toujours été le moment où l'évolution s'est accélérée.

Le Successeur - c'est ainsi que vous appelez cette vie nouvelle - se développe avec l'évolution "génétique" des logiciels. La domination actuelle de Microsoft peut-elle la freiner ?

Dès qu'il y a un dominant, cela limite l'évolution des autres. Mais je pense que le modèle d'un logiciel dominant sur toute la planète va être battu en brèche par le mouvement du logiciel libre, de l'open source, simplement du seul fait qu'il n'intègre pas cette possibilité de sexualité. En face, Linux est capable d'intégrer ses mutations avec d'autres. Or, la génétique nous a appris que le modèle sexué est supérieur au modèle asexué.

Internet semble jouer un rôle crucial dans le développement du Successeur. Vous comparez pourtant ce réseau à "une lamentable serpillière".

J'ai eu mon premier modem en 1979; j'ai donc bien suivi ses transformations. Actuellement, c'est une caricature, une ébauche de ce qu'il devrait être : fluide comme l'air, rapide comme la lumière, dense comme un feutrage. Or, la densité du réseau est encore très faible, le flux et la vitesse trop lents. De plus, on ne sait pas encore faire communiquer toutes les machines utilisant des e-gènes. Pour l'instant, on ne sait guère faire communiquer que des ordinateurs entre eux. Des protocoles de communication sont en développement afin de permettre les échanges entre machines possédant des e-gènes, entre votre machine à laver et votre téléviseur par exemple.

Selon vous, Internet n'est pas le mode de communication ultime, il contribue même à un certain cloisonnement. Pourtant, le Net a permis d'organiser un formidable élan de solidarité avec les États-Unis lors des attentats.

Certes. Mais j'observe aussi que les communautés qui se retrouvent sur Internet sont souvent des sortes de ghettos hyperspécialisés, où on ne cherche pas la communauté, mais l'identité de vues. Elles sont d'ailleurs souvent assez intolérantes vis-à-vis de la déviance. On n'y prend que les informations qui viennent conforter les préjugés fondateurs de la communauté. Or, toutes les expressions doivent pouvoir s'énoncer dans une communauté dite "humaine". Il y a en ce moment une grande illusion sur tout ce qui tourne autour de la cyberdémocratie.

Vous êtes très dur avec l'homme quand vous écrivez que "l'homo sapiens n'évolue plus depuis qu'il a créé ses outils". Il a pourtant conçu des outils de plus en plus perfectionnés.

L'homme a vraiment peu évolué dans son corps et même dans son intellect. Ce qui a évolué, ce sont l'ensemble des représentations de l'univers, les mots pour décrire notre relation à l'univers et les objets qui permettent d'intervenir sur l'environnement. Mais l'homme, en tant que corps, en tant que matière, a très peu évolué. Il a aujourd'hui approximativement les mêmes capacités physiques et psychologiques qu'au temps où il chassait le mammouth. Pendant des siècles, nous nous sommes délestés des fonctions destinées à nous adapter à notre milieu en créant une sphère d'objets et de représentations, qui est la sphère culturelle. Aujourd'hui, cette sphère arrive au point où elle est capable d'évoluer indépendamment de nous.

N'avez-vous donc aucune confiance en l'homme ?

Il a un potentiel d'héroïsme, de sainteté, c'est certain. Mais il a créé les conditions pour que cette gangue d'humanité, qui entoure son noyau de brute épaisse, soit décapée et réduite à rien. Ce qui se passe aujourd'hui, avec la mondialisation, c'est bien cela : débarrasser l'homme de sa capacité d'aimer, de se solidariser, de créer. L'économie actuelle a juste besoin d'animaux intelligents. La mondialisation, censée doper la croissance des pays "en voie de développement", s'est en réalité traduite par une extension sans précédent de la pauvreté. Car en transformant les relations humaines en jeu de casino où les gains de quelques-uns ne sont jamais que la somme des pertes de tous les autres, la mondialisation a fait des plus pauvres les financiers de dernier ressort des plus riches.

N'espérez-vous pas en un sursaut de l'humanité ? Des voix discordantes se font entendre contre la mondialisation, l'informatisation à tout prix...

A partir d'une certaine masse critique, les voix discordantes ne peuvent plus se faire entendre. Dès le début, dans l'histoire de l'informatique, il y a eu des opposants pour dire que l'informatique n'était pas le nec plus ultra de la productivité. Dès les années 50, des études d'économistes très sérieux ont montré que la productivité informatique était largement un mythe, mais elle 'ont pas été entendues. "La guerre des étoiles", le bug de l'an 2000, la folie dot-com, la guerre du Vietnam, celle d'Afghanistan ou encore l'Intifada, autant d'événements emblématiques de la fascination, voire de l'aveuglement, des hommes vis-à-vis des vertus de la technologie. Ils sont persuadés que les machines leur procureront victoires militaires et économiques. Pensez que les attentats-suicides aux États-Unis sont intervenus en plein débat autour d'un bouclier antimissiles. Cela paraît aujourd'hui complètement hallucinant. C'est malheureux à dire, mais les événements américains du 11 septembre dernier sont la démonstration par l'horreur qu'il n'y a peut-être pas de fatalité. Ils donnent paradoxalement une raison d'espérer dans l'issue non-fatale de la rivalité entre la machine et l'homme. Car ils démontrent par l'abomination que l'homme est capable de mettre en échec le système technologique le plus puissant du monde. Avec quoi ? Avec un cutter.

Finalement, pourquoi avoir écrit ce livre ? C'est une terrible remise en cause de l'homme.

Juste par souci de vérité. Je ne me veux pas prophète du malheur. En tant que scientifique, je me suis juste contenté de décrire un processus "toutes choses égales par ailleurs". C'est-à-dire que, si rien ne change, voilà comment le processus va s'accomplir. Mais je suis conscient que bien des choses peuvent changer.

JEAN-MICHEL TRUONG, L'HOMME QUI MURMURE A L'OREILLE DES ROBOTS

Universitaire, ingénieur, expert en intelligence artificielle, PDG, consultant, romancier et désormais essayiste : rien ne fait peur à Jean-Michel Truong. Ses études (médecine, biologie, psychologie génétique, psycholinguistique, éthologie, neurophysiologie, philosophie...) reflètent une peu commune boulimie de connaissances, nourrie par une lancinante interrogation : qu'y aura-t-il après l'homme ?
Fondateur, en 1984, de Cognitech, première société européenne d'intelligence artificielle en Europe, Jean-Michel Truong s'est frotté très tôt à la boîte de Pandore technologique : "Je sais à quel point le génie génétique et l'intelligence artificielle remettent en cause les fondements même de l'humanité." Cette réflexion, il l'a enrichie directement sur le terrain, à travers ses expériences de transfert de technologie vers des pays comme l'Inde ou la Chine, mais aussi avec ses études de consultant pour France Télécom, Elf, Unilever ou encore Philips. Et, depuis la fin des années 80, dans ses romans. En 1989, Reproduction interdite décrivait la fabrication en série d'êtres humains génétiquement identiques. Une dénonciation, bien avant l'heure du clonage tel que le pratique aujourd'hui le médecin italien Severino Antinori. Dis ans plus tard, Le Successeur de pierre peint les traits d'un monde où la convergence du libéralisme et d'internet accouche d'une société monstrueuse.
Après ces deux romans futuristes, Jean-Michel Truong a souhaité interpeller par le biais d'un essai d'autres lecteurs que ceux de science-fiction. Il y affirme sans ciller que la puce de silicium a vraisemblablement plus d'avenir que le cerveau humain. Une perspective qu'il envisage sans état d'âme : "Qu'après l'homme, ce soit encore l'homme, voilà le comble du désespoir." Conscient de dérouter beaucoup de lecteurs, il dialogue avec eux sur son site personnel. Exemple de remarque sur son forum, envoyée par un anonyme : "Je me fiche de savoir qui ou quoi va survivre à la destruction du système solaire, et ne parlons pas de celle de l'univers. Votre façon de vous préoccuper d'un avenir forcément déshumanisé n'est-elle pas une manière de vous désengager de ce qui se passe aujourd'hui, puisque de toute façon, à terme, nous ne serons plus là ?"
Le débat est lancé.

Karen Bastien

© Epok n° 21, novembre 2001, pages 66 à 69

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