Totalement inhumaine
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A.I.
L'avis de Jean-Michel Truong


Brian Aldiss, Stanley Kubrick et Steven Spielberg n'ont, on s'en doute, rien inventé en abordant le thème des Intelligences Artificielles. Grand classique de la Science-Fiction depuis que l'homme se pose des questions sur les capacités réflexives des machines, l'Intelligence Artificielle est un des sujets de prédilection de Jean-Michel Truong, un auteur français discret, mais qui développe des théories tout à fait pertinentes sur l'avenir d'un concept déjà bien ancré dans notre présent. Nous lui avons demandé son avis sur quelques-uns des thèmes abordés par le nouveau film de "Stevley Spielbrick".

Dans A.I., les intelligences artificielles sont clairement séparées des humains, ils portent même un surnom (meccha) qui les distingue de nous. Pensez-vous que l'évolution de l'I.A. se fera dans ce sens ou que les humains et les I.A. seront de plus en plus interconnectés ?

Le destin à long terme de l'intelligence est de devenir totalement indépendante de son support actuel, l'homme. C'est le prix à payer pour qu'une conscience subsiste dans l'Univers après que la nôtre, piégée dans un véhicule organique par trop vulnérable, aura disparu corps et âme, si j'ose dire. Mais dans le court terme au contraire, cette intelligence artificielle a besoin de nous comme l'embryon a besoin de sa mère. Avant d'atteindre sa pleine autonomie, elle dépend de notre soutien et de nos soins, et c'est pourquoi dans un premier temps nos destins respectifs sont si étroitement imbriqués.

Dans A.I. comme dans d'autres histoires traitant d'intelligence artificielle, ces intelligences sont essentiellement là pour palier à un manque chez l'homme (ici, un manque affectif). N'est-ce pas dangereux pour nous d'offrir ainsi aux I.A. le pouvoir de jouer sur nos faiblesses ?

D'abord, je dois préciser que je ne trouve rien de dangereux à l'avènement de cette intelligence. Au contraire, elle représente notre seule chance de laisser quelque chose de nous-mêmes, de notre espèce et de ses civilisations lorsque l'Univers sera devenu inhospitalier aux formes de vie que nous connaissons. Par conséquent, si ces créatures excellent à manipuler nos manques, nos attentes et nos désirs, tant mieux ! Car plus elles se rendent utiles, plus elles accroissent leurs chances de réussir.

Dans l'imaginaire humain, l'I.A. prend souvent la forme d'un robot très intelligent ou d'un ordinateur surpuissant. Croyez-vous que dans l'avenir les I.A. auront cette forme typiquement reconnaissable ?

Cette tendance à prêter nos traits morphologiques ou psychologiques aux machines intelligentes témoigne simplement de la difficulté presque insurmontable que nous avons à nous représenter une intelligence totalement inhumaine. Nos robots, automates et autres ordinateurs sont les déguisements tout à fait provisoires que revêtent les agents intelligents, le temps de nous séduire et de nous apprivoiser. Il est clair que, parvenus à maturité, c'est-à-dire lorsqu'ils n'auront plus besoin de leurrer leur nourrice humaine, ils présenteront une apparence très différente. Mais il est impossible aujourd'hui de dire à quoi ils ressembleront : nous ne pouvons pas plus deviner comment évolueront ces embryons que nous n'aurions pu, voici trois milliards et demi d'années, prédire l'évolution des premiers organismes unicellulaires. Certains d'entre eux pourtant sont nos ancêtres. Risquons tout de même un pari : loin de se concentrer dans des containers aux contours délimitables et localisables comme les corps animaux et végétaux, cette intelligence se distribuera et s'étendra dans les connexions d'un réseau de dimension cosmique.

Lorsque l'on parle d'I.A. le grand public visualise immédiatement des circuits imprimés, de l'électricité, des connexions. Certains pensent que nous sommes pourtant à l'orée d'une nouvelle ère, celle des ordinateurs basés sur des cellules vivantes, pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept ?

Les recherches auxquelles vous faites allusion cherchent à remplacer le silicium par des macromolécules organiques comme support de l'information. De nombreuses voies sont explorées dans cette direction : les unes, reprenant une idée émise pour la première fois en 1961 par les prix Nobel français Jacob et Monod, espèrent mettre au point des équivalents biochimiques des transistors ainsi que des outils à base d'enzymes pour assembler de véritables circuits intégrés biologiques; d'autres tentent d'exploiter les capacités spontanées de reconnaissance de formes ("pattern matching") de l'ADN; les plus audacieuses ambitionnent de construire des ordinateurs à partir de colonies d'organismes unicellulaires comme Escherichia coli. "Construire" n'est d'ailleurs pas le verbe approprié pour décrire cette activité : il vaudrait mieux parler de culture ou même d'élevage de véritables ordinateurs bactériens. Sans mésestimer l'intérêt de des travaux, ni mettre en doute leur faisabilité, je considère pour ma part qu'ils sont inopportuns : remplacer de l'organique humain par de l'organique bactérien ne résout en rien le problème de l'intelligence, qui est de se trouver un véhicule de survie capable de traverser l'espace-temps. Pour la même raison, le clonage et l'ingénierie génétique ne sont pas des solutions pertinentes au problème de la survie de l'intelligence.

Comme souvent chez Spielberg, le final de A.I. est plutôt positif. Je crois que vous ne partagez pas cette vision idyllique de nos relations avec les I.A.

J'ai dit plus haut ce que je pensais du principe de ce "passage de témoin" de l'homme à l'entité destinée à lui succéder comme habitacle de la conscience : du point de vue de la survie de ce que nous avons de plus cher - notre civilisation, à défaut de nos gènes, condamnés par leur constitution même -, l'avènement d'un Successeur est en fait une immense espérance. Malheureusement, dans les faits, il se traduira pour nous par des souffrances de plus en plus grandes, dans la mesure où le Successeur pour se développer extorquera toujours plus de ressources à son tuteur et nourricier humain. L'espèce humaine est ainsi en passe de devenir, comme le prophétisait la philosophe Simone Weil, "la chose de choses inertes", vouée à servir de combustible à son Successeur.

Nous sommes techno-dépendants, cela ne fait aucun doute. Mais avons-nous des moyens, ou des chances de "faire marche arrière" ou de gérer notre avenir sans l'aide des I.A. ?

On l'a vu, les I.A. ont su se rendre indispensables. D'ores et déjà, elles font parties intégrantes de nos corps, au même titre que nos organes les plus vitaux, et nous n'avons pas plus le loisir de nous défaire d'elles que nous n'avons celui de priver d'air nos poumons.

© Science-Fiction Magazine, n° 18, septembre 2001

 

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