Totalement inhumaine
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Le Soir
L'humanité désintégrée
par Ricardo Gutiérrez

L'homme n'est, selon vous, que le "véhicule" provisoire de l'intelligence. Il serait condamné à disparaître, passant le relais au "Successeur", à la machine…

Plus précisément aux réseaux pensants. Le fait déterminant est l'essor de logiciels capables de muter en s'autoreproduisant. Des "e-gènes" évoluant sur l'internet en dehors de tout contrôle humain.

La mondialisation libérale serait, dites-vous, le moteur de cette prolifération d'e-gènes…

Ce que j'appelle le Successeur a besoin de la mondialisation pour se développer. Il en a besoin pour mobiliser des capitaux considérables à son profit. Il a besoin de ces concentrations qui génèrent les grands trusts industriels et financiers. Par ailleurs, il a besoin d'affaiblir les liens humains pour favoriser les liens électroniques. Le biotope dans lequel il se développe le mieux, c'est celui-là. Les réseaux ont cet avantage d'à la fois coaliser les appareils économiques et dissocier les communautés humaines.

Vous dénoncez aussi l'action d'un certain nombre de fantasmes (la productivité, la nouvelle économie…), qui viennent renforcer la mondialisation.

Le fantasme dominant fascine et aveugle. On ne saura jamais, par exemple, si l'agriculture intensive, avec ses OGM et ses engrais chimiques, était vraiment nécessaire, face à d'autres modes de culture plus économiques et respectueux de l'environnement. Autre exemple, le nucléaire a pompé des ressources énormes qui ont été détournées de la recherche vers les énergies propres et renouvelables. Bref, on ne saura jamais s'il existait une voie alternative au modèle néolibéral.

Vous contestez même l'idée que l'informatisation du travail ait généré des gains de productivité…

Il n'y en a pas eu, et cela a été démontré scientifiquement ! Le consultant américain Mc Kinsey vient même de sortir une étude qui, pour la première fois, remet en question le dogme de la productivité de la nouvelle économie.

Qu'est-ce qui nous empêche d'ouvrir les yeux ?

Un des éléments d'explication, c'est que la caste des décideurs a tout intérêt à maintenir le système. Parce qu'elle y trouve toutes ses gratifications.

En quoi rapprochez-vous le phénomène de la mondialisation du christianisme ou du communisme ?

La mondialisation joue, aujourd'hui, les mêmes effets structurants, ou plus exactement déstructurants, que le christianisme ou le marxisme à une certaine époque. Ces "modèles" ont, tous trois, conditionné l'économie, la façon dont la société s'organise…

Vous rejoignez Pierre Bourdieu pour dénoncer la mondialisation, mais vous ne partagez pas sa stratégie…

On ne lutte pas contre des systèmes en visant des individus, même s'ils s'appellent Bush ou Greenspan. S'en prendre aux "gnomes de Francfort", c'est se tromper de cible ! Ils sont victimes du système, manipulés, comme nous.

Vous ne croyez pas à l'essor d'un modèle de société davantage basé sur la coopération que sur la compétition…

Je suis pessimiste. La coopération serait effectivement le modèle le plus payant pour tout le monde. Il pourrait s'imposer. Mais à une condition : c'est que nous ne soyons pas tenus par l'échéance de la mort. Le temps nous est compté. Faute d'en disposer, c'est la compétition et non la coopération qui s'impose.

Vous semblez vous réjouir de voir l'intelligence, la conscience, survivre à l'homme sur un autre "support"…

Je fais une croix sur l'humanité à très long terme, mais je préfère qu'il y ait quelque chose de l'homme dans l'après-homme, plutôt que rien ! Qu'il reste au moins une trace de cette étincelle qu'a été l'apparition d'une civilisation humaine dans l'univers…

Ricardo Gutiérrez

© Le Soir, "La Belle Epoque", 26 octobre 2001, page 9

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