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LE VRAI
Elle va nous manger la tête
par Emmanuel Lemieux


Ce n'est pas l'idée du mois, mais du millénaire : pour J.-M. Truong, l'homme est une crevette téléguidée par l'intelligence artificielle.


La guerre d'Afghanistan ? Laissez-nous rire. C'est l'une des dernières guerres ringardes de la planète. Une vraie mise à mort est à l'oeuvre, bien plus terrifiante, celle de l'humanité toute entière par un hyperterroriste doté de superstructures hypertechnologiques. Actuellement, le grand complot est souterrain. Mais patience, le processus va s'emballer telle une machine monstrueuse et irréversible. L'ennemi s'appelle l'intelligence artificielle (IA). Selon Jean-Michel Truong, cette intelligence, qu'il nomme dans son essai passionnant le Successeur, est en train de nous posséder. Une glu psychique nous manipule et nous conduit au gouffre.

Le Successeur

Notre existence humaine est comptée, rappelle Truong. Cinq à dix millions d'années, selon les biologistes. Espèce biologiquement foutue. Mais une autre vie est en train de s'organiser. Après tout, avant l'ADN, il y eut une autre vie, celle du minéral. Va advenir le Successeur, l'IA, que les hommes sont en train de promouvoir à leur insu. Entité à base d'e-gènes et de milliards de connexions qui survivra à l'explosion de la Terre. L'IA s'appuie sur les nouvelles technologies pour se faire des muscles. Et elle est vorace : de la guerre des étoiles de Reagan au néolibéralisme mondial en passant par les ressources de la net-économie, du téléphone mobile, de la mise en réseau des logiciels, toutes ces décisions «logiques», économiques, politiques et humaines constituent autant d'aimables trompe couillons. C'est L'IA qui nous a poussés à prendre toutes ces décisions que l'on pense « souveraines », démontre Truong. Avec Internet, par exemple, le Successeur s'est découvert une débauche sexuelle d'enfer : « Internet ne permit pas seulement au Successeur de se répandre universellement, il le fit prospérer. Plus ses e-gènes circulaient, plus il captait de ressources. » Le néo-libéralisme mondial en expansion dans les années 1990 constitue également un grand collabo du Successeur. « On troqua des employés de bureau exprimés en kilogrammes contre des ordinateurs exprimés en kilobits. Ces dignes négociants en graisse humaine firent si bien qu'en 1995, on estimait que les Etats-Unis avaient déjà, à eux seuls, enfourné un total de quatre milliards de dollars dans gueule béante du nouveau moloch. » Mais comment les humains sont-ils abusés à ce point ? Parce que nous sommes devenus comme des Gammarus lacustris, ces crevettes de mare manipulées par le Polymorphus paradoxus, un ver parasite logé dans leur tête. Peinarde au fond de l'étang, la crevette échappe à son prédateur, le canard. Le ver parasite, lui, une fois développé, cherche à gagner la terre ferme. Comment peut-il pousser la crevette à aller se suicider ? En lui opacifiant la cornée avec un venin et en la poussant vers la lumière. Le Successeur nous conduit carrément au suicide avec le «Mème» : une construction mentale repérée par les neurobiologistes, qui altère la perception comme une idéologie hallucinogène et contamine les cerveaux.

Autoreproduction

Illuminé et paranoïaque, Jean-Michel Truong ? L'auteur est psychologue et philosophe de formation, spécialiste des systèmes experts et de l'intelligence artificielle et, à ses heures, talentueux romancier d'essais de science-fiction. Son idée fait écho au texte alarmiste (et alarmant) de Bill Joy, publié en avril dernier dans le magazine américain Wired. Il n'y va pas par quatre chemins : «Les technologies les plus incontournables du XXIème siècle - robotique, génie génétique et nanotechnologies - représentent pour l'espèce humaine une menace sans pareille. Elles sont porteuses d'une puissance telle qu'elles sont capables d'engendrer toutes sortes d'accidents et d'abus totalement inédits. Concrètement, les robots, les organismes génétiquement modifiés et les "nanoréseaux " ont la capacité de s'autoreproduire. Si une bombe nucléaire n'explose qu'une fois, un robot peut proliférer et échapper à tout contrôle. » Bons baisers du Successeur.

Emmanuel Lemieux

© Le Vrai, numéro 17, janvier 2002, page 88
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