Totalement inhumaine
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Un Successeur totalement inhumain ?
par Dominique Janicaud

 

Examinons l'hypothèse développée récemment par Jean-Michel Truong. L'auteur, spécialiste de l'intelligence artificielle et romancier, ne fait-il qu'ajouter une pierre à l'édifice déjà impressionnant de la science-fiction ? Pas tout à fait. Il argumente à partir de données incontestables ; et l'avenir qu'il envisage n'est nullement improbable, à condition de raisonner sur un assez long terme.
Il s'agit d'aller bien au-delà d'une humanité améliorée ou transformée par des technologies électroniques, transgéniques ou « bioniques ». Nous plaçant dans la perspective audacieuse d'une évolution qui n'a pas dit son dernier mot avec le type humain et qui procède par tâtonnements créateurs à partir de tout support possible, osons comprendre que l'intelligence dite artificielle amorce un déploiement totalement autonome. Déjà naissent des robots capables de construire d'autres robots. À partir du Net, on verra se multiplier des logiciels autoproducteurs et le travail colossal des « e-gènes » devrait produire une intelligence « totalement inhumaine » (au sens où nous entendons aujourd'hui l'humanité), passant - après des millions d'essais et une complexification aujourd'hui à peine concevable - à une forme de vie nouvelle, survivant à l'entropie qui ronge invisiblement nos organes et notre cycle biologique, sur une planète elle-même condamnée à très long terme à perdre la lumière et la chaleur du soleil. Le Successeur serait, dans un avenir encore indéterminé, une nouvelle espèce, une sorte de post-humanité, toute différente de la nôtre (1). Nous n'assistons qu'à son émergence à partir des mémoires et des « interconnexions massives » du Net (2).
En faveur de cette hypothèse jouent deux arguments: le premier s'appuie sur le caractère imprévisible d'un immense processus évolutif dont l'humanité actuelle (qui ne parvient plus à se penser à partir du concept de « nature humaine (3) ») pourrait n'être qu'une phase transitoire: Bergson ne voit-il pas dans l'univers une « machine à faire des dieux » ? Et avant lui, Nietzsche ne prédisait-il pas l'avènement du Surhomme ? Le deuxième argument peut s'appuyer sur le fait que la mondialisation des télécommunications électroniques produit des phénomènes d'autonomisation qui n'en sont qu'à leurs débuts: les progrès de l'informatique et sa diffusion universelle ont été si foudroyants, l'explosion du virtuel a été telle qu'on ne peut plus raisonner dans les termes classiques d'un développement linéaire. Des seuils qualitatifs ont été franchis et l'on est déjà bien au delà de la problématique de la maîtrise des instruments techniques par un homme censé être souverain. L'humanité est happée par la « logique » des réseaux dont elle dépend désormais. Évolution imprévisible, contraintes nouvelles et spécifiques : voilà deux points incontestables.
En revanche, ce qui fait grandement difficulté dans l'hypothèse spectaculaire que nous examinons, c'est l'utilisation du terme même de « vie » et de l'analogie de son évolution. Car si le support du Successeur n'est plus le carbone, il n'a plus rien de commun avec la vie telle que nous la connaissons sur la terre. Supposons que ce soit une matière minérale: par exemple, du silicium. Admettons encore que l'électricité nécessaire au fonctionnement de cet immense réseau de réseaux soit autoproduite. Accordons encore beaucoup d'autres « sauts » technologiques. Au sens strict, l'intelligence qui survivrait et même se développerait alors présenterait les qualités et les défauts d'une immense banque de données autoprogrammées, dépourvue de tout ancrage de chair et de sang. Pourquoi, dès lors, parler encore d'une forme nouvelle de vie ? Pourquoi même qualifier cette réalité de « totalement inhumaine » (ce qui fait encore référence à l'humain) ? Pourquoi la nommer « Successeur », comme si le cadre singulier et encore personnalisé d'une « Succession » avait encore un sens à ce niveau ?
Si Jean-Michel Truong a raison (et il n'a pas tout à fait tort), son propos revient à admettre qu'il y aura toujours, au-delà de l'homme, des échanges physiques, informationnels et même peut-être (dans les termes qui furent ceux de Teilhard de Chardin) une forme de « noosphère », c'est-à-dire une aire d'intercommunications supramatérielles, inconcevables à l'intérieur des limites de notre intelligence incarnée.
Il n'y a d'inhumanité que pour l'homme et en référence à l'idée qu'il se fait de sa propre humanité. Que l'actuelle mise en place de la « Net-mondialisation » soit très largement inhumaine, transgressant les limites et les ancrages qui ont fait l'« humus » de l'homme tel que nous le connaissons, ce n'est pas niable. Mais c'est justement toujours l'homme qui échange toutes ces informations et surtout qui proteste, s'insurge, s'angoisse de ne plus reconnaître ni son visage, ni ses marques dans l'évolution qui l'emporte. Même lorsqu'on parle d'une réalité « totalement inhumaine », l'adverbe « totalement » n'arrive pas à effacer la référence à l'humain. Cela ne signifie nullement qu'il n'y a pas ni qu'il ne peut advenir une réalité totalement autre (que savons-nous de ce qui « se passe » aux confins de l'univers ?), mais cela témoigne toujours de la spécificité de la conscience humaine: celle-ci se pose en s'opposant, s'affirme en se dépassant; en ce sens, elle ne peut s'extraire absolument de soi, elle ne peut s'abstraire complètement de la relation singulière qui la lie aux choses et à elle-même - qu'on nomme ce lien irremplaçable « subjectivité » ou « ouverture à l'Être ». C'est dire que, si la disparition de l'humain n'a rien d'impossible, elle reste aussi inconcevable à l'homme en son contenu que ce qui l'attend (ou ne l'attend pas) au-delà de sa disparition physique : si je décide de me donner la mort, je ne sais pas vraiment ce que je me « donne » :je sais seulement ce que je refuse. Ce qui est vrai pour l'individu ne l'est pas moins pour l'humanité dans son ensemble.

 

© Dominique Janicaud, L'homme va-t-il dépasser l'humain ?,  Bayard, Paris 2002, p. 50 à 55.

1. C'est une hypothèse déjà formulée par Bill Joy, cité par Edgar Morin, L'identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001, p. 232.
2. Voir Jean-Michel Truong, op. cit., p. 49-50.
3. Voir le livre d'Edgar Morin, Le paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Points-Seuil, 1973: « Ce qui meurt aujourd'hui, ce n'est pas la notion d'homme, mais une notion insulaire de l'homme » (p. 211). Il ne faut plus se contenter de penser l'homme à partir de lui-même et de ses caractères censés être permanents, mais le resituer dans l'évolution des vivants, par rapport à son environnement, ainsi qu'en ses différences ethniques et socioculturelles.

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