Totalement inhumaine
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Pour un avenir inhumain ?
par
Bruno Dubuc

 

Il faudra admettre qu'un support de carbone n'est pas le seul possible à la vie et, partant, à la conscience.

Les astrophysiciens nous apprennent que notre soleil épuisera ses réserves de carburant dans 4,5 milliards d'années. Toute vie organique sur la Terre cessera alors. Cela, bien sûr, si un météorite n'y met pas un terme prématurément ou, beaucoup plus probablement, si l'espèce ne s'autodétruit pas avant.
Car pour Jean-Michel Truong, auteur de Totalement inhumaine, un être qui, seulement dans ce siècle, élimine directement deux cents millions de ses contemporains et en laisse mourir quelques centaines de millions d'autres, n'est pas appelé à une grande destinée. Des chiffres difficiles à digérer, tout autant que cet essai scientifique rigoureux mais ô combien dérangeant. Dérangeant surtout pour qui croit malgré tout encore en l'Homme. Car pour l'auteur, si une forme de conscience doit «voir le film de l'univers jusqu'à la fin», celle-ci sera sans doute «totalement inhumaine»...
À quoi pense alors le fondateur de Cognitech, première société européenne spécialisée en intelligence artificielle ? Eh oui, aux ordinateurs, c'est-à-dire à un support inorganique de la conscience. Ainsi, aux trois grandes baffes historiques, celle de Copernic (la terre n'est pas le centre de l'univers), de Darwin (L'Homme n'est qu'une espèce parmi tant d'autres) et de Freud (le conscient n'est qu'une parcelle de l'inconscient qui nous habite), Jean-Michel Truong soutient qu'on s'apprête à en recevoir trois autres!
Primo, on devra d'abord renoncer à l'homme comme « top model» de l'intelligence. De toute façon, soutient l'auteur, l'intelligence artificielle le surpasse ou le surpassera sous peu en tout. Dur pour l'ego. Parlez-en à Kasparov. Secundo, il lui faudra admettre qu'un support de carbone n'est pas le seul possible à la vie et, partant, à la conscience. Reconnaître que l'enveloppe charnelle qu'on lui connaît n'est qu'une transition alors qu'on la croyait un aboutissement. Pas facile non plus. Et, tertio, cesser de croire que nous sommes l'auteur de nos oeuvres alors qu'elles adviennent la plupart du temps à l'insu de notre plein gré.
Car depuis que Homo sapiens a pris une pierre et en a fait un outil, il aurait cessé d'évoluer biologiquement. C'est plutôt sa technique qui a poursuivi l'évolution, permettant à l'homme d'adapter son environnement à lui-même plutôt que l'inverse. Et selon Truong, c'est cette prise en charge de l'évolution par la technique qui nous dicterait désormais notre destinée. Un exemple parmi d'autres? Nos habitations, qui ont su transformer une race de chasseurs nomades en banlieusards empavillonnés et endettés à perpétuité.
L'être humain n'apparaît plus alors que comme l'espèce mère qui porte déjà l'embryon de son Successeur. Grâce au perfectionnement d'internet, les e-gènes (pour « electronic genes » ou, si l'on veut, les programmes informatiques) sont les prochaines briques d'information qui se combineront pour faire émerger un autre type de conscience.
À la suite du biologiste Richard Dawkins, Truong affirme que la conscience émerge de l'évolution «par survie différentielle d'entités qui se répliquent». C'est le principe de la sélection naturelle qui a fait le succès de l'ADN.Mais celui-ci ne serait pas le seul à pouvoir se répliquer et subir une sélection du milieu. Les «mèmes» le font aussi. Ce néologisme fut créé par Dawkins pour désigner toute unité élémentaire d'information qui se transmet d'un cerveau à un autre, comme les mots, les idées, les croyances et autres idéologies ou paradigmes scientifiques. À l'instar des gènes, les mêmes se feraient compétition et pourraient s'associer Certains s'éteindraient au bout de quelque temps. D'autres auraient du succès et se répandraient dans toute la population.
L'idéologie néolibérale est malheureusement de ceux-là. Dans le chapitre probablement le plus déprimant d'un livre d'une logique déjà plutôt glaciale, l'auteur expose la façon dont les sommes colossales d'argent, avec lesquelles on pourrait guérir bien des fois une humanité souffrante, sont pompées dans le complexe militaro-industriel, grâce entre autres au travail soutenu du même de la logique productiviste. Le même capitaliste encourage ainsi l'attribution de ressources aux e-gènes, qui en retour le renforcent en procurant un avantage évolutif énorme à ses utilisateurs.
« Dissociation des communautés, coalition des appareils », voilà comment Truong résume la relation fructueuse entre le même de la mondialisation et le Successeur. Car pour lui, l'image d'une humanité unifiée par la conscience de son identité et prête à lutter pour la préserver est désormais une fiction. L'humanité est d'ores et déjà divisée en trois castes. Les Imbus, fiers jusqu'à l'arrogance des privilèges que leur confère le Successeur, et ignorants jusqu'à l'inconscience de leur aliénation. Le Cheptel, qui alimente dans la souffrance le Successeur et qui constitue la quasi-totalité de l'humanité. Et les Epsilon, valeur indéterminée mais supposée infinitésimale comme celle qui balance les équations des physiciens. Ces derniers possèdent ce que même Truong ne concède pas aux machines: la compassion. S'ils réussissent à sortir de la marge, deux projets d'annihilations mutuels s'affronteront avec une violence inouïe, celui des Epsilons pour les Imbus, et celui des Imbus pour les Epsilons...
Alors sera peut-être justifié, par contraste, « l'immense espérance placée dans la figure totalement inhumaine du Successeur. »

Bruno Dubuc

© Le Couac, mars 2002, p. 6-7

 

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