Totalement inhumaine
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Totalement inhumaine
par
Pierre Bonnaure


Homme-orchestre (psychologue, philosophe, romancier, essayiste, ingénieur, spécialiste de l'intelligence artificielle, consultant et patron), Jean-Michel Truong n'en est pas à son premier ouvrage. Le titre de celui qui nous occupe, Totalement inhumaine, se réfère à la future société que nous préparent les machines, que l'homme avait voulu à son service (machines-outils) puis à son image (robots), avant de leur apprendre à raisonner de façon primitive, par syllogismes (systèmes experts). En les bardant de capteurs, en leur donnant des capacités d'apprentissage (réseaux neuronaux), en les hybridant avec des organismes vivants (biopuces), en les poussant à l'auto-organisation (agents intelligents, connexionisme), l'homme risque fort de donner naissance à une post-humanité, pas nécessairement plus nocive que celle que nous connaissons, mais, au sens littéral, inhumaine.
Au début, l'homme dominait aisément la machine, qui lui a toutefois imposé un rythme croissant. Avec l'automation, celle-ci, au lieu de se limiter à soulager l'ouvrier des tâches les plus lourdes, a commencé à le chasser des ateliers, détruisant la classe des OS (ouvriers spécialisés), cette variante européenne des cols bleus. Avec l'arrivée de l'informatique, la machine s'est attaquée aux activités de service, décimant les surveillants, contrôleurs, caissières et autres guichetiers. Aujourd'hui, des systèmes experts aident les professionnels du diagnostic en attendant de les remplacer, analysent les marchés financiers et décident seuls d'un grand nombre de transactions, se préparent à aider le corps médical dans le choix des médicaments et la conduite des interventions chirurgicales.
Devenus capables de voir, de lire et d'entendre, assez subtils pour battre le champion du monde d'échecs, les ordinateurs pilotent des processus, traduisent des textes, vérifient orthographe et grammaire, surveillent la circulation automobile et aérienne, s'invitent dans nos voitures et nos résidences, dont ils prennent progressivement le contrôle. Les réseaux neuronaux savent reconnaître la silhouette des avions de combat et la structure des textes, repérer des analogies et similitudes. Bientôt, l'intelligence artificielle, qui n'en est qu'au stade des balbutiements, fera aux cols blancs ce qu'elle afait aux cols bleus, les boutant hors de l'entreprise. La société de l’ère industrielle, qui se composait d'une petite aristocratie, d'une grosse classe moyenne et d'un prolétariat aspirant à des lendemains qui chantent, fera place à une société postmoderne composée d'une élite plus nombreuse, d'une classe moyenne en voie de contraction et dilution, d'une armée d'exclus voués à des tâches qu'eux-mêmes trouvent dégradantes. Omniprésentes et toujours plus complexes, maîtrisées par un nombre très restreint d'individus, les machines maîtrisent de plus en plus d'activités et commencent à se reproduire (des robots fabriquent des robots, des logiciels écrivent des logiciels).
Jean-Michel Truong appuie sa démonstration sur une métaphore biologique. Une nouvelle forme de vie, qu'il appelle le Successeur, naîtra de la propagation planétaire et de la sélection naturelle d'une multitude d'« e-gènes » (des fragments de connaissance et de programmes, mais aussi des virus), utilisés et répliqués par des processeurs toujours plus nombreux et en voie d'interconnexion universelle. Cette gigantesque machine à survie, siège de mutations imprévisibles, échappe peu à peu à la volonté de l'homo sapiens, le ramenant au statut de composant et de source d'énergie. Dans cent ans, mille ans ou un million d'années, peu importe, le Successeur aura relégué l'homme au rang de bactérie exploitable.
La société se prête au jeu sans en avoir conscience. Dans cette société, l'auteur distingue quatre catégories : les Héros, les Aèdes, les Imbus et le Cheptel. Les Héros ne sont plus des guerriers ou des hommes d'État, mais des aventuriers de l'économie immatérielle (chercheurs, créateurs de concepts ou de start-ups, capitaines d'industrie de software, artistes, spéculateurs, capital-risqueurs et day traders). Les Aèdes, dont la voix est amplifiée par les médias, sont préposés au culte des Héros. Les Imbus sont nos technocrates, « cette caste d'humains à la fois imprégnés jusqu'à la moelle des intérêts du Successeur, fiers jusqu'à l'arrogance des privilèges que leur confère cette contamination et ignorants jusqu'à l'inconscience de leur aliénation ». Le rôle des Imbus est de secréter la pensée unique qui fait marcher droit la société, alors même que chaque individu se croit libre et autonome. Pensée que relaient les Aèdes. La seule façon pour un Imbu de sortir de sa caste est de devenir, à ses risques et périls, un Héros. Quant au vulgum pecus, le Cheptel, il est esclave des objets techniques qu'il a créés (l'automobile, l'ordinateur, le réseau), son souci principal étant d'être protégé de tout mal par une puissance supérieure, qu'elle soit d'ici bas ou dans l'au-delà. Il ne lui reste le choix qu'entre suivre en silence le courant dominant ou s'abonner aux guichets sociaux.
Ce type de société passive progresse de folie en folie, parmi lesquelles l'auteur cite les idéologies qui ont ensanglanté le XXième siècle, les camps de concentration, l'épuration ethnique, les goulags, Hiroshima, l'équilibre de la terreur, le Rwanda et, dans un genre plus pacifique, la «Folie dot-com », la « nouvelle économie » - basée sur la publicité et la gratuité-, le WAP et maintenant l'UMTS (1). Pour échapper à cette malédiction sans récuser le progrès, il faudrait que l'homme développe des aptitudes supérieures et prenne son destin en main, mais il en est empêché par le verrouillage institutionnel et par un système éducatif conçu pour reproduire les Imbus et les Aèdes. L'humanité a donc toutes les chances de devenir l'esclave des machines qu'elle a créées.
À défaut de pouvoir agir directement sur l'homme, pourrait-on au moins agir sur son milieu en espérant que l'espèce s'adaptera ? Il faudrait tout d'abord inverser une irrésistible tendance à la centralisation, pour encourager l'émancipation de la société civile et la coopération de groupuscules originaux. La partie n'est pas gagnée d'avance, comme on peut le constater avec les communautés de discussion Internet qui, pourtant libres, s'isolent en ghettos hyperspécialisés et nombrilistes, plus qu'elles ne coopèrent. On peut aussi compter sur la « coalition des appareils » pour dévoyer la libéralisation des énergies en une « dissociation des communautés », faciles à récupérer et à « recheptelliser » au profit du fameux Successeur.
L'ouvrage de Jean-Michel Truong n'est guère optimiste, ce qui est d'autant plus inquiétant que l'auteur, couronné de succès dans des activités variées, ne saurait être classé dans la catégorie des résignés ou des frustrés. À lire toutefois pour son invitation à réfléchir hors des sentiers battus et balisés et pour les nombreuses références bibliographiques où l'on notera une affection particulière pour Nietzsche, Heidegger, Teilhard de Chardin, Simone Weil, Turing, Dawkins, Axelrod ou Leroi-Gourhan, et une détestation marquée pour Friedrich von Hayek.

Pierre Bonnaure

© Futuribles mai 2002, numéro 275, pages 82-84

(1) WAP : Wireless Application Protocol ; UMTS : Universal Mobile Telecommunications System.

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