Systèmes experts
Chapitre 1

 

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INTRODUCTION

     Objectifs et structure de l'ouvrage

     1. PRIVILÉGIER LE POINT DE VUE DE L'ENTREPRISE

     Nourri des réflexions engendrées par une activité liée à l'Intelligence Artificielle (IA) et aux systèmes-experts, notamment à leur diffusion dans le tissu industriel européen, ce livre a pour ambition de répondre aux besoins d'un acteur majeur du développement des systèmes-experts, singulièrement négligé jusqu'à présent: l'entreprise.

     Ce n'est pas un paradoxe, en effet, que de dire que si les systèmes-experts se sont pour l'essentiel développés dans l'entreprise, ils l'ont été pour la plupart sans l'entreprise. Autrement dit, les systèmes-experts sont encore trop souvent l'objet de curiosité ou l'instrument du standing intellectuel de quelques individus éclairés - pour ne pas dire illuminés -, isolés dans leur entreprise, travaillant souvent à l'insu, voire à l'encontre, de leur hiérarchie.

     Production d'un individu marginal et méconnu de son entourage, au mieux vouée à une diffusion confidentielle auprès d'un public d'initiés, au pire au tiroir - ce grenier des sociétés industrielles - sitôt que, lassé de tant d'incompréhension, son auteur se sera découragé, le système-expert a aujourd'hui le statut et le cycle de vie d'une oeuvre d'art. Objet narcissique initialement destiné à satisfaire le pur besoin d'expression de soi de son auteur, il peut avoir l'heur de flatter le goût de quelques connaisseurs qui lui conféreront un début de notoriété et, pour peu que la Renommée Médiatique s'en mêle, d'accéder au Panthéon où reposent, dans la vénération béate et fervente du public, les (Systèmes-Ex)Pères de la Nation des cogniticiens : Dendral, Prospector et autres Mycin...

     Confrontée à ces objets d'art, nécessaires, l'entreprise oscille entre le rejet pur et simple (accompagné de remarques sur le sérieux qui doit présider au choix des investissements, sur le degré d'immaturité supposé de FIA, sur l'urgence qu'il y a... de différer - "attendons de voir ce que feront les Japonais", nous déclarait, il y a peu, un stratège d'une grande entreprise nationalisée !) et la prise-de-risque-désintéressée-mais-limitée, type "sponsoring" sportif ou mécénat éclairé : la rationalité qui prévaut alors est celle de l'impact publicitaire et du prestige, en cas de succès, ou celle de la responsabilité culturelle et scientifique des entreprises, (ou, lorsqu'il s'agit d'un décideur public, celle du colbertisme "new-look"), en cas, plus probable, d'échec. Rares sont les entreprises qui, ayant identifié les systèmes-experts comme des outils majeurs de leur compétitivité future, ont défini une stratégie explicite, alloué des ressources significatives et mis en place une organisation adéquate. En France, Bull, la CIMSA, le Commissariat à l'Energie Atomique, la CGE, la Compagnie Bancaire, Dumez, Elf-Aquitaine, Électronique Serge Dassault, l'Institut National de la Recherche Agronomique, Matra, Péchiney, la RATP, Schlumberger, font figure de pionniers, avec toutefois des moyens sans aucune commune mesure avec les trois cents ingénieurs spécialisés en IA recrutés aux Etats-Unis par la firme Boeing...

     Une des raisons de cet attentisme réside pour une grande part dans l'insuffisante information des décideurs sur le potentiel de cette nouvelle technologie, et sur la marche rationnelle à suivre pour progresser : Quoi faire? Pourquoi le faire? Comment le faire? A défaut de réponses satisfaisantes à ces questions, beaucoup de décideurs préféreront - à juste titre - s'abstenir. C'est pour aider à la prise de conscience de l'intérêt des systèmes-experts comme produits ou comme moyens de production industriels, et pour indiquer les voies et moyens d'une production industrielle de ceux-ci, que ce livre a été rédigé.

     Ce livre n'est donc pas destiné en priorité au réalisateur de systèmes-experts : notre artiste trouvera dans l'abondante littérature technique parue sur le sujet tout ce qu'il faut pour alimenter sa soif de perfection. En revanche, il veut être un guide pour tous ceux qui, sans réaliser eux-mêmes, ont à définir et à conduire la politique de leur entreprise en cette matière : identifier les besoins, spécifier les problèmes, définir les solutions, allouer les ressources, choisir les fournisseurs, sélectionner les hommes et les former, planifier les réalisations, évaluer les résultats, et par-dessus tout, acclimater et faire vivre les produits dans leur environnement opérationnel. Toutes tâches que délaisse et souvent méprise un peu notre artiste, tout à la beauté de son ouvrage, mais que ne peut ignorer sans graves inconvénients une entreprise soucieuse de qualité et de productivité.

     C'est dire que le point de vue où se sont placés les auteurs de ce livre est celui de l'institution productrice et utilisatrice de systèmes-experts, et non celui, plus réducteur, du seul individu réalisateur de ces systèmes-experts. On a donc privilégié ici les aspects stratégiques, tactiques et logistiques du sujet, sans se limiter aux aspects purement techniques : le "faire-faire" nous a paru plus problématique aujourd'hui, et moins documenté, que le "faire".

     Le lecteur notera que les auteurs parlent plus volontiers d'implantation, de mise en exploitation, de diffusion, voire d'acclimatation des systèmes-experts dans leur environnement opérationnel, que de leur développement, production, construction ou réalisation. C'est la marque de leur conception des systèmes-experts comme sous-ensembles nécessairement intégrés à un système plus global qu'ils contribuent certes à rendre plus performant, mais sans lequel ils ne sont rien. En toute rigueur, il faudrait donc toujours parler de sous-système-expert, en interaction avec un système principal clairement désigné : système de production, système d'information, système de décision, etc. La connaissance complète du système principal est une condition incontournable de la réussite du sous-système expert, de même que la prise en compte précoce de leurs modes d'interaction.

     2. STRUCTURE DE L'OUVRAGE

     La mise en exploitation de systèmes-experts dans une entreprise nécessite l'action coordonnée d'un grand nombre d'acteurs au cours d'un processus dont les lignes de force sont toujours identiques, quel que soit le contexte dans lequel il se déroule. A chaque étape de ce processus, chacun des acteurs poursuit un objectif clair, joue un rôle déterminé et met en œuvre des méthodes précises que ce livre a pour ambition de décrire.

     Avant de préciser le plan de l'ouvrage, il paraît donc opportun de dire qui sont ces acteurs, et de tracer les grandes lignes du processus auquel ils contribuent.

     2.1. LES ACTEURS INTERVENANT DANS L'IMPLANTATION D'UN SYSTÈME-EXPERT DANS UNE ENTREPRISE

     2.1.1 Les sept fonctions

     Sept fonctions concourent à la mise en opération d'applications de l'IA et notamnent des systèmes-experts dans une organisation (cf. schéma I) :

     - la fonction utilisation, qui exprime des besoins d'aide à la décision et consomme de l'expertise;

     - la fonction expertise du domaine, qui détient et entretient les connaissances et modes de raisonnement que l'on cherche à reproduire, et qui les diffuse auprès des utilisateurs sous forme d'avis, de conseils, de consultations, d'instructions ou d'enseignements;

     - la fonction stratégie, qui identifie l'intérêt de l'IA pour l'institution, en terme d'avantage concurrentiel et/ou de valeur ajoutée économique ou qualitative aux produits et procédés traditionnels;

     - la fonction direction de projet, qui identifie les applications potentielles, décide des ressources à allouer, planifie, anime les développements, en évalue les résultats, et prépare l'insertion du futur système-expert dans son environnement d'utilisation;

     - la fonction cognitique, qui acquiert la connaissance utile auprès des experts, la modélise et l'implante sur ordinateur;

     - la fonction outils, qui procure au cogniticien les matériels et logiciels spécialisés nécessaires à l'exercice de sa fonction;

     - la fonction expertise en IA, dont la vocation est de fournir des concepts et des méthodes pour faire progresser les deux précédentes.

     2.1.2 Pathologie des projets de systèmes-experts

     L'expérience montre que la défaillance de l'une ou l'autre de ces fonctions est toujours fatale, et l'on peut décrire une véritable pathologie des projets de systèmes-experts en rapportant les échecs constatés à la carence d'une ou plusieurs de ces fonctions.

     C'est ainsi que les carences de la fonction stratégie se traduisent:

     - soit par l'absence complète de prise en compte de l'IA par l'entreprise;

     - soit par la multiplication, sous l'impulsion d'ingénieurs plus éclairés que leurs dirigeants, de projets clandestins, souvent redondants et partiels, où se dilapident talents et ressources, sans espoir de débouchés pour les produits qui d'aventure verraient le jour dans de telles conditions;

     - soit par le développement de systèmes-experts inadaptés aux besoins réels de l'entreprise, lorsque les critères qui ont présidé au choix des applications ont, par exemple, privilégié les dimensions techniques au détriment d'aspects économiques;

     - soit, enfin, par la venue au monde de systèmes-experts mort-nés, obsolètes dès leur achèvement, parce qu'on a omis, au moment de leur lancement, de tenir compte des évolutions prévisibles de l'environnement technologique.

     L'insuffisance de la fonction direction de projet se signale par :

     - les symptômes habituels d'errement des équipes de développement, d'enlisement ou de dérapage des plannings, avec le désinvestissement corrélatif de la Direction Générale, des experts associés au projet et des futurs utilisateurs, qui ne voient rien venir;

     - l'absence de validation et de qualification des systèmes-experts développés;

     - l'attitude indifférente, narquoise ou hostile des utilisateurs, lorsqu'on leur présente pour la première fois le système-expert supposé régler leur problème, mais développé sans prise en compte du contexte psycho-sociologique et ergonomique d'utilisation. Inutile d'insister davantage sur ce qu'il advient lorsque le point de vue de l'utilisateur n'est pas pris en compte, si possible de manière précoce, dans la décision de développer et mettre en service un système-expert.

     Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la fonction expertise du domaine n'est pas toujours présente dans les développements de systèmes-experts. Nombreux sont en effet les projets où l'on croit pouvoir économiser cette onéreuse ressource en confiant la charge d'énoncer les connaissances et modes de raisonnement du domaine à de jeunes collaborateurs doués, souvent issus des Grandes Écoles, mais totalement dépourvus de ce qui fait un véritable expert : le sens de l'ellipse, qui, alliant des stratégies de résolution de problèmes de haut niveau à une érudition que seules les années d'observations scrupuleuses et patientes autorisent, permet de passer immédiatement de l'énoncé du problème à sa solution. La signature la plus fréquente de ces systèmes-experts sans experts est qu'ils ressemblent furieusement à des arbres de décision, qui sont en effet la manière scolaire d'enseigner les rudiments d'un savoir-faire, la seule à laquelle nos apprentis-experts aient eu accès. Qu'on en soit persuadé : un système-expert est un programme d'ordinateur capable de reproduire certaines performances intellectuelles d'un expert. Lorsqu'il ne mime que celles d'un néophyte, c'est tout au plus... un système-néophyte !

     Il y a eu un abus fréquent au cours de ces dernières années, particulièrement en France, consistant à confondre la technique de programmation propre aux systèmes-experts et les systèmes-experts proprement dits. On baptise alors experts des programmes ne résultant de la collaboration d'aucun véritable expert humain, mais qui présentent une simple séparation des connaissances et de leurs mécanismes d'interprétation. Être modulaire n'a jamais été une condition nécessaire des systèmes-experts, c'est simplement une manière d'implanter les programmes qui s'est révélée fertile et efficace du fait que l'expertise d'un domaine s'acquiert de façon incrémentale.

     Qui peut d'ailleurs prouver que les meilleurs experts humains ne sont pas au contraire intégrés ? La modularité facilite les explications et la mise en œuvre mais n'est pas nécessaire. Des explications peuvent être également fournies par des systèmes procéduraux. En revanche, une condition sine qua non pour disposer d'un système-expert est qu'il y ait un expert du domaine qui transmette ses connaissances à un cogniticien. Même si le système est construit par apprentissage, la présence d'un expert du domaine est nécessaire pour guider le processus.

     La pathologie des systèmes-experts est également riche de cas de systèmes-experts sans cogniticiens. Dans cette variété, le travail qui consiste à aider l'expert à exprimer ses connaissances et ses "façons", à forcer, en toute délicatesse, le seuil de sa conscience pour permettre aux savoirs les plus intimes et les plus censurés de voir le jour, cette maïeutique toute socratique voire freudienne, selon certains, cette besogne d'intrusion, d'effraction, de dépossession d'une part de lui-même, on lui en laisse la responsabilité. Tâche aussi aléatoire que de mener à bien sa propre psychanalyse...

     Il arrive également que certains projets, bien que confiés à des "cogniticiens", souffrent d'une insuffisante compétence de ceux-ci. Un cogniticien est un ingénieur de haut niveau, capable, de par l'étendue de sa culture scientifique, d'entendre ce que lui dit l'expert, d'y débusquer des insuffisances, voire des incohérences logiques et, de par son savoir-faire psycho- sociologique, d'entendre aussi ce qu'on ne lui dit pas explicitement. Il doit, de plus, être capable de formaliser ce discours protéiforme de manière à le rendre reproductible par une machine. Pour cela, il doit être capable, à tout moment de son travail avec l'expert, de convoquer une gamme très étendue de méthodes de représentation des connaissances. Un cogniticien qui ne saurait manipuler, par exemple, que des règles de production, pour représenter la diversité des connaissances que lui délivre l'expert, serait dans la situation d'un patron de pêche ne disposant que d'un filet à larges mailles. La fidélité, le rendu du système-expert dépendent directement de ces trois paramètres : culture générale scientifique, qualité de l'écoute et érudition en IA.

     La carence de la fonction outil dans le développement d'un système-expert se traduit:

     - soit par des pertes drastiques de productivité résultant du choix de solutions techniques inadaptées. C'est notamment le cas lorsqu'on s'aventure dans des développements sur des matériels aux performances insuffisantes, ou à l'aide d'outils logiciels mal dimensionnés;

     - soit par des développements inutiles, coûteux et aléatoires, lorsque, faute d'avoir su ou voulu identifier des outils adaptés sur le marché - si ceux-ci existent - et sous-estimant les compétences et les ressources que cela implique, une équipe se lance dans la conception et la réalisation de ses propres outils logiciels. Cette tendance au "do-it-yourself" est souvent la conséquence d'une méconnaissance ou d'une insuffisante prise en considération des priorités stratégiques de l'entreprise : elle est souvent observée dans les équipes laissées à leur propre initiative, sans directives claires. La facilité consiste alors souvent à se consacrer à une activité auto-suffisante, au demeurant très gratifiante et peu compromettante : le développement d'un outil. La conséquence en est que le développement d'une simple maquette de système-expert, qui devrait coûter au plus trois hommes.mois de travail, est précédé d'un effort plusieurs fois supérieur pour développer l'outil-maison.

     Enfin, la carence de la fonction expertise en IA peut conduire à des appréciations erronées de ce que peut faire un programme en lui fixant des objectifs trop ambitieux. Un échec bien connu dans l'histoire de, l'IA est celui du projet de traduction automatique des années soixante aux Etats-Unis, dû au fait que l'on ne savait pas représenter la "signification d'une phrase" dans un ordinateur. La leçon qui en a été tirée, à savoir que "traduire sans comprendre" était impossible, a été entendue quelque vingt ans plus tard. Les divers projets de traduction assistée par ordinateur (noter le changement d'appellation révélateur), en cours actuellement, tiennent compte de cette expérience.

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