Le Successeur de pierre
Critique des médias

 

Actualité de l'auteur

Interviews et portraits

Dialogue avec l'auteur

Facebook

 

 

Interview
par Bruno PEETERS

Jean-Michel Truong

propos recueillis par Bruno Peeters

B.P. Jean-Michel Truong, vous avez gagné le Grand Prix de l'Imaginaire avec Le Successeur de pierre. Alors, avant toute chose, pourriez-vous vous présente ?

J-M.T. J'ai 49 ans. J'ai une formation de psychologue et de philosophe à l'Université de Strasbourg. Après, je suis entré dans un cabinet de conseil en transfert de technologies, où je me suis occupé de transfert de technologies nucléaires et informatiques. Dans les années 1980, j'ai créé, avec des chercheurs, la première société d'intelligence artificielle européenne, que j'ai revendue trois ans plus tard à un consortium, ce qui m'a permis de prendre deux années sabbatiques pour écrire mon premier livre, Reproduction interdite, sur le clonage humain. Puis j'ai repris une activité de consultant en transfert de technologies : introduire l'intelligence artificielle dans le groupe Usinor-Sacilor pour identifier et définir les applications dans le domaine de la sidérurgie relevant de l'intelligence artificielle, et amorcer leur développement. Dans ce cadre, j'ai rédigé le cahier des charges d'un système expert en pilotage des hauts-fourneaux, qui est, je crois, le plus grand projet en intelligence artificielle qui ait jamais été réalisé en Europe : 200 années/homme, c'est-à-dire 200 hommes travaillant pendant une année, ou deux hommes travaillant chacun pendant un siècle... 180000000 FF d' investissement. Et ce logiciel pilote actuellement les hauts-fourneaux du groupe Usinor-Sacilor. Puis, je suis parti en Chine début des années quatre-vingt-dix, pour aider des entreprises de haute technologie européennes à investir en Chine. J'ai aidé France-Télécom à trouver un partenaire, à créer une " joint venture " pour la réalisation d'un réseau de téléphone mobile GSM dans le sud de la Chine. Puis, je suis revenu en France voici deux ans pour écrire Le Successeur de pierre. Voilà le résumé de ma carrière.

B.P. Vous avez parlé de Reproduction interdite, qui a été publié chez Olivier Orban (et republié cette année chez Plon). Pourriez-vous résumer l'intrigue de ce premier roman ?

J-M.T. L'intrigue peut-être pas, mais le propos certainement. C'est un roman qui dénonçait, en 1989, les dangers du clonage. Quand ce livre est sorti, il a soulevé un tollé dans la communauté scientifique. On a entendu tous les pontes du domaine dire que le clonage humain était théoriquement impossible, qu'il y avait des principes fondamentaux des lois physiques qui l'interdisaient. Certains autres, moins catégoriques, disaient que peut-être, en théorie, la possibilité existait, mais qu'en pratique il y aurait de telles difficultés que jamais cela n'arriverait. Et puis quelques-uns disaient qu'on y arriverait peut-être un jour, mais qu'on se l'interdirait pour des raisons éthiques. Aujourd'hui, dix ans après, tout le monde fait du clonage, il n'y a plus aucune impossibilité technique et tous ceux qui disaient se l'interdire sont en train de préparer des business plan afin de réunir des capitaux pour faire du clonage d'animaux et même, pour certains d'entre eux, du clonage humain. Donc, en dix ans, les choses ont beaucoup évolué... Ce n'est plus de la science-fiction, c'est devenu de la banale actualité!

B.P. Passons au Successeur de pierre. Deux choses frapperont tout de suite le lecteur avant même qu'il ait lu dix pages : premièrement, " pierre " est écrit avec un p minuscule, et deuxièmement, vous commencez votre roman par une citation de l'Évangile, où, précisément, il est question de Pierre avec majuscule, Pierre, le premier pape. Donc 1) pourquoi ce petit " p ", et 2) quelle est l'importance, dans ce livre et dans votre pensée, de l'Évangile, de la religion et de l'Église ?

J-M.T. Vaste question... Bon, vous avez bien noté qu'il y a là un jeu de mots. Le Successeur de Pierre avec un grand P désigne le pape encore aujourd'hui, donc le successeur de saint Pierre, et avec un petit p, l'expression a une autre signification qu'évidemment je ne vais pas dévoiler ici : c'est tout le rôle du livre que de la mettre en évidence. Disons que je m'interroge sur une succession possible à l'Homme. Pour répondre à votre deuxième question, le thème religieux est prédominant, à plusieurs titres. D'une part parce que le fait même de parler d'une succession possible de l'Homme remet en cause fondamentalement ce que nous croyons de Dieu. Dieu, dans la vision populaire, a créé l'Homme à son image; l'Homme se croit l'interlocuteur de Dieu, son compagnon de route pour l'éternité. Tout à coup s'ouvre la possibilité d'une succession à l'Homme, une sorte de rival de l'Homme dans l'amour de Dieu, quelqu'un qui entrerait en compétition avec l'Homme pour gagner les faveurs de Dieu ? Cela pose des tas de problèmes... ! Donc, ce thème de la religion est très présent dans le livre parce que, tout simplement, c'est une conséquence logique du fait qu'une succession à l'Homme devienne envisageable. En cela, d'ailleurs, je ne fais que rejoindre une réflexion qui avait été entreprise au tout début du siècle par Teilhard de Chardin, peut-être le seul théologien à avoir réellement pris au sérieux Darwin, et à s'être posé la question. L'évolution ne s'est pas arrêtée avec l'Homme, ne s'arrête pas avec l'Homme. Donc, quelque chose se prépare qui va prendre sa succession. Dans ce cas-là, qu'en est-il de Dieu ? Et des relations entre Dieu et l'Homme?

B.P. Je ne vous demanderai certainement pas de résumer votre livre, mais je rappelle à ceux de nos lecteurs qui n'étaient pas présents à Utopia 99 que, préalablement à l'attribution du Grand Prix de l'Imaginaire, vous avez donné une conférence qui a, comme l'a dit l'organisateur, quasiment "atomisé " l'audience par sa densité, par sa concision, et par la pertinence de l'analyse. Ce que j'en ai retenu, essentiellement, concernant votre vision du monde : vous insistez sur deux grands thèmes actuels, qui selon vous dominent les scènes politique, économique et sociale. D'une part le libéralisme triomphant depuis " certains travaux de maçonnerie dans le Mur de Berlin " pour reprendre vos propres termes, guerre totale menée par un besoin de développement et, d'autre part, et là nous revenons à l'intelligence artificielle, l'influence de toutes les nouvelles technologies informatiques (essentiellement le web). Là, vous avez créé la sensation en affirmant que, contrairement à ce que nous croyions, et communément admis, l'internet ne sert ni la communication ni la démocratisation de l'information, mais... Est-ce correct ?

J-M.T. Oui, c'est bien cela. À mon avis, il s'agit de deux manifestations (l'hégémonie du modèle néolibéral et la généralisation du web comme instrument de communication entre guillemets, de pseudo-communication) de l'aliénation de l'homme, de sa soumission, sans qu'il s'en soit rendu compte d'ailleurs, à des objets, à des choses inertes. J'ai cité cette phrase qui résume finalement très bien mon livre, phrase de Simone Weil, qui écrivait ceci, au tout début de la Deuxième Guerre mondiale : " L'histoire humaine n'est que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils ont fabriqués eux-mêmes et ravale ainsi l'humanité vivante à être la chose de choses inertes. " De fait, le néolibéralisme, comme le web, sont deux manifestations de ce phénomène, qu'avait déjà noté Marx dans les Manuscrits de 1844. Cet asservissement de l'homme à l'objet, à ses propres objets. Si on relit l'histoire humaine depuis ses origines à la lumière de ces possibilités qu'aujourd'hui offre la technologie, on se rend compte que ces deux visions étaient parfaitement justes. C'en est au point où je me demande si l'homme n'a pas abdiqué de sa propre prétention à dominer l'univers le jour où il a taillé son premier silex. En déléguant en quelque sorte au silex sa nécessaire adaptation à son environnement, il a renoncé à évoluer lui-même et il a commencé à faire évoluer les objets. Donc aujourd'hui l'homme, comme le disait très bien Leroy-Gourhan, est un " fossile vivant ", qui n'a jamais évolué, tandis que ses objets ont évolué au point qu'aujourd'hui, ils commencent à acquérir une autonomie par rapport à leur créateur, l'homme, et sont en passe de le dépasser. Je pense réellement que nous sommes à un point d'inflexion de l'évolution où nous passons le témoin à nos objets les plus évolués.

B.P. Et nous abdiquons ?

J-M.T. Et nous avons abdiqué, en réalité. Et nous laissons ces objets mener le monde. Quand on pense que des tas de décisions se prennent sans qu'il y ait la moindre intervention humaine... Cela m'avait frappé, à la lecture du livre de Raoul Hilberg, sa grande somme sur la Shoah, La destruction des Juifs d'Europe, c'est que cet Holocauste se soit passé sans qu'il y ait eu planification, pensée appliquée, une seule source d'inspiration. En réalité, ce sont des procédures qui ont été mises en place. À chaque étape de cette procédure, il y avait un processeur. Il se trouve que ce processeur était humain, parce qu'à l'époque on n'avait pas de processeur de silicium. Mais à la limite, des processeurs de silicium auraient fait l'affaire. Aujourd'hui, je me dis que nous sommes à un stade où un tel processus destructeur, autodestructeur, de l'homme, peut être complètement conduit par des processeurs de silicium. L'homme est écarté, de plus en plus si vous y réfléchissez bien, des décisions qui le concernent lui-même, y compris de la décision de sa propre mort! C'est ce que d'ailleurs j'essaye de montrer dans certains épisodes du Successeur de pierre.

B.P. Vous en parliez tout à l'heure : vous dirigez une entreprise en Chine, vous êtes spécialiste en intelligence artificielle. Comment parvenez-vous à concilier cette vision tout de même sombre et pessimiste avec votre travail ?

J-M.T. Je n'y parviens pas puisque je suis obligé d'interrompre mon travail quand je me mets à écrire. Je prends donc deux — et cette fois-ci trois — années sabbatiques. Cela dit, ces interrogations que j'ai, cette vision que je me suis faite des choses, me viennent directement de mes activités quotidiennes. C'est-à-dire que si je n'avais pas eu ce travail, si je n'avais pas créé cette société d'intelligence artificielle, si je n'avais pas vécu si longtemps en Chine, ces idées ne m'auraient probablement même pas effleuré l'esprit.

B.P. Je précise ma question. Vous travaillez directement sur l'intelligence artificielle qui, selon vous — vous venez de le dire — conduit peut-être à notre propre destruction. N'est-ce pas suicidaire ?

J-M.T. Oui, mais pour moi, le dépassement de l'homme n'est pas une chose noire, une catastrophe. Ce n'est pas un désastre, au contraire. C'est d'abord une constatation. En plus, je pense que le dépassement de l'homme est hautement désirable.

B.P. Nous ne sommes pas notre propre fin ?

J-M.T. Nous ne sommes pas notre propre fin. Et surtout, nous avons en nous une telle imbrication entre une aspiration à la vérité, à la justice, à la beauté, et en même temps une agressivité, un esprit de compétition, une volonté de mort, que je trouve personnellement apaisante, consolatrice, l'idée qu'un jour ce qu'il y a de meilleur dans l'Homme puisse se séparer de ce qu'il y a de plus abominable. Peut-être est-ce notre devoir, c'est ce que je suggère : la mission historique de l'homme consiste à transplanter ce qu'il y a de mieux en lui sur un support qui le débarrassera définitivement de ce qu'il y recèle d'abominable. Autrement dit, garder le cortex cérébral d'Einstein, mais jeter le système limbique qu'il partageait, ainsi que nous et tout le genre humain, avec les sauriens et les reptiles.

B.P. Le syndrome Staline-Mozart, comme vous disiez hier soir ?

J-M.T. C'est cela. Staline et Mozart. Débarrasser l'intelligence humaine de ce qu'elle a d'encore reptilien. Et qui fait qu'aujourd'hui, nous n'avons pas Staline sans Mozart, ni Mozart sans Staline plus exactement. Nous n'avons pas Mère Teresa sans Pol Pot. C'est impossible. Ce sont les mêmes êtres humains qui créent les holocaustes et qui composent les symphonies.

B.P. Un bouquin en 1989, un autre en 1999, cela en fait un tous les dix ans : qu'en est-il du suivant ?

J-M.T. Eh bien... 2009. Après tout, je ne sais pas si j'aurai des choses à dire dans dix ans! Ne vivant pas de mon écriture, je suis soumis à un rythme où j'accumule des noisettes durant des années dans mon grenier. Quand j'ai assez de noisettes pour passer deux hivers, j'écris un livre. Donc vous ne verrez pas un livre de Truong dans les cinq années qui viennent...

B.P. Toute dernière question, bien classique : que pensez-vous de ce Grand Prix de l'Imaginaire que vous venez de recevoir à Utopia 99 ?

J-M.T. D'abord un grand étonnement. Je prétends que ce n'est pas de la science-fiction, je n'écris pas de la science-fiction, je suis moi-même complètement vierge en matière de science-fiction, je n'en lis pas, donc je suis étonné, et en même temps flatté et heureux que ce livre ait reçu cet accueil. Cela représente un encouragement, c'est vrai. Je suis bien conscient de développer des idées qui ne sont pas... "mainstream", disons, et donc le fait qu'elles aient reçu cet écho, je ne dis pas une validation, mais cet accueil, m'encourage. Et j'en suis heureux.

Propos recueillis en octobre 1999 à Utopia 99, Poitiers

© Phénix 2000

retour à la page Critiques Médias

retour à la page interviews
{modifiable}