Reproduction interdite
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Le retour de la nausée
par Olivier Noël

 

Affirmons-le d'emblée : Reproduction Interdite est un roman exceptionnel, terrifiant et d'une infinie tristesse. L'auteur prend soin de s'effacer derrière son récit. Il refuse toute ostentation littéraire et balaye par sa rigueur vertigineuse toute velléité d'étaler sa vacuité par une prose virtuose. Jean-Michel Truong coupe ici court à ce vain débat opposant littérature "blanche" à la littérature "de genre" (noire, SF, polar...) : la forme de Reproduction Interdite, par son objectivité froide, par sa nature anti-littéraire, semble indissociable non seulement du récit, mais aussi des idées, concepts et intentions qui déterminent le roman.

On ne le répétera jamais assez - c'est comme prêcher dans le désert : une oeuvre artistique ne se juge pas à l'apparente virtuosité de son créateur, mais au système qui la construit, même si ce système consiste en un refus de système, comme les dadaïstes, comme Cassavetes, etc. Toute oeuvre, une fois écartée la relation émotionnelle qui la lie à son spectateur, peut alors être analysée objectivement. Il s'agit ainsi de déterminer comment cette oeuvre est construite (et non, d'ailleurs, comment l'auteur a voulu cette oeuvre : l'intention ne compte pas, seul le résultat importe).

Cette laborieuse argumentation n'a pour but que de vous convaincre de briser définitivement les frontières ridicules qui circonscrivent les auteurs et surtout les oeuvres à des territoires étroits, à l'image de la carte du monde. Un polar, un livre de science fiction ou un roman tout court sont tout d'abord des livres, ils appartiennent au même paradigme. Or Reproduction Interdite, dont on ne peut, par sa nature, louer le style s'avère pourtant dans son ensemble, par la richesse des thèmes abordés et par son extrême rigueur formelle subordonnée à ces mêmes thèmes, l'un des plus admirables romans contemporains. Nous allons tenter d'expliquer pourquoi.

Reproduction Interdite, nous l'avons dit, est d'une forme plutôt atypique. Il se présente sous la forme d'un dossier composé d'un peu plus d'une centaine de pièces d'origines diverses (transcriptions d'écoute, articles de journaux, lettres, etc.) faisant office de chapitres. Le roman-dossier, descendant direct du roman épistolaire, permet à la fois de donner une dimension réaliste et crédible au récit, et d'imposer une rigueur solide à son élaboration. Jean-Michel Truong se comporte alors en entomologiste, observant avec distance et impartialité les mouvements et les drames des protagonistes. C'est de cette manière, en se débarrassant de tout rapport affectif (apparent) avec ses personnages, en les traitant comme des insectes, et donc en décortiquant froidement les mécanismes présidant leur vie, que l'auteur - et avec lui le lecteur, nous y reviendrons - peut mettre à nu les innombrables et impensables dangers que produit notre société. Cette rigueur extrême, toutefois, n'exclut pas le point de vue ; elle le circonscrit simplement au domaine du concret, du vérifiable, à la différence du Successeur de pierre, le dernier opus de l'auteur.

Le juge Norbert Rettinger, avec l'aide de la belle commissaire de police Nora Simonot, met à jour une affaire d'ampleur internationale, mettant en cause divers gouvernements et multinationales, et ébranlant l'industrie - très florissante - du clone. Nous sommes en 2037, en France. Les clones humains sont depuis longtemps déjà utilisés à des fins médicales (transplantations d'organes, transfusions, expériences ... ), industrielles (recyclage des déchets ... ) et militaires (chair à canon), depuis que les dernières résistances d'ordre éthique ont été balayées, grâce notamment à l'acceptation par l'Eglise de la non-humanité du clone. Tout le monde s'en accommode, sauf quelques agitateurs considérés comme subversifs. Mais, à la suite de divers rebondissements - l'intrigue reste passionnante jusqu'à la dernière page - les millions de clones "élevés" dans le camp CP24 doivent être supprimés. Entre temps, Rettinger aura pris conscience de l'humanité réelle des clones.

Reproduction Interdite est de toute évidence une métaphore de l'Holocauste (cité à plusieurs reprises d'ailleurs). Truong ne se contente cependant pas de faire un parallèle entre l'extermination des juifs et celle des clones : plus important, il montre que cette abomination peut se reproduire à tout moment, si l'on y prend garde. L'horreur, en cette année 2037, est banale, normale. L'élevage de clones, leurs conditions de vie, leur exploitation industrielle, font désormais partie du cadre de vie de l'occidental, au même titre que l'automobile, l'électroménager ou la viande bovine. Parce que le débat a déjà eu lieu, les clones n'ont pas d'âme, ils ne sont pas humains, point à la ligne. Leur statut, accepté par tous au prix d'un large conditionnement médiatique, détermine ainsi leur destinée. S'ils doivent être tous abattus par peur d'une contamination (comme aujourd'hui la maladie de la "vache folle"), et bien soit, allons-y pour l'extermination. Le roman, sans didactisme, nous projette en même temps en 1945 et en 2037. Ce parallèle (implicite) montre que sans une grande vigilance éthique, les atrocités du passé ressurgiront à coup sûr, dissimulées sous un masque acceptable.

Jean-Michel Truong réussit le tour de force de faire surgir le malaise et l'horreur sans jamais sacrifier au voyeurisme ou à la complaisance. L'extrême pudeur du récit, facilitée par le déplacement de l'intrigue dans le futur, est un moyen supplémentaire pour susciter réflexion et émotion chez le lecteur. n ne s'agit pas ici de faire un procès à l'horreur explicite, mais il faut bien comprendre qu'un tel sujet n’autorise aucun dérapage. Or Truong, en faisant une description objective mais sensible des crimes commis à l'égard des clones, est parvenu à un équilibre étonnant, livrant une oeuvre sombre, terrible, mais aussi intelligente, et surtout suscitant la réflexion. Il ne fait pas de longues descriptions des sévices subis, il ne s'étend pas sur leurs souffrances ; il n'accorde même pas de voix aux clones. C'est ainsi, en évitant les grosses ficelles psychologiques, qu'il atteint son objectif. Qu'il eût été aisé de faire d'un clone un personnage important et pathétique! Ce parti pris évite la dispersion de l'attention : le lecteur DOIT comprendre la situation et ses causes comme ses conséquences.

En fait, le lecteur ne fait que suivre le même chemin que le héros. Comme Calvin dans Le Successeur de pierre, le juge Rettinger est un individu lambda parfaitement intégré dans sa société, au point que, comme tout le monde, il utilise son clone à des fins médicales (transfusions de confort - les "exsanguinos" - , greffes, etc.). Tout simplement, il trouve cela normal, allant de soi. Il apprend, au cours de son enquête, qu'il a développé un cancer, mais cela ne l'inquiète pas outre mesure, puisque pourra se faire une transplantation, grâce à son clone. Mais, comme Calvin, le juge prend peu à peu conscience de la réalité des faits. Au fur et à mesure que son enquête se poursuit, il découvre la monstruosité de l'industrie du clone, celle-là même qu'il cautionne, certes de manière passive comme la plupart de ses concitoyens. Norbert Rettinger fait alors acte de courage, en refusant la transplantation et se contentant d'une chimiothérapie classique, avec son lot de souffrances et de concessions. Il s'agit donc bien d'un acte militant et responsable, d'un acte de résistance face à l'ennemi. En refusant de s'accommoder de l'abject, il ne se pose pas en héros, mais il terrasse l'hypocrisie des militants qui profitent du système par confort (c'est le comportement majoritaire, malheureusement).

La forme adoptée par l'auteur oblige le lecteur à suivre la même voie, ou du moins à considérer cette voie avec intérêt et lucidité. Il assiste à l'insoutenable en même temps que le héros, à travers ces documents objectifs. Il se retrouve confronté à ses propres contradictions, à ses propres lâchetés et complaisances. Il se livre malgré lui à une sévère autocritique, contraint de constater sa propre soumission à l'ordre établi, et de s'interroger quant aux implications de tous ses choix dans sa vie courante. Peu à peu, inexorablement, la nausée survient, sans démagogie, sans voyeurisme déplacé. Elle ne trouve pas son origine dans la description des faits mais dans leur révélation, et par la réflexion qu'elle suscite.

La construction en forme de roman-dossier prend alors tout son sens. L'objectivité en question, qui pourrait être source de dérapages, n'est que l'outil qui permet la réaction du lecteur face à ces faits. La nausée naît de la démarche personnelle du lecteur, de sa compréhension de l'horreur. De plus, on peut considérer ce traitement clinique comme la mise en abyme des mécanismes qu'il décrit. Pour des raisons économiques, pratiques, la société a évincé la question humaine afin de donner libre cours à son développement industriel. Les employés, les citoyens (les consommateurs) deviennent de simples fonctionnaires, agissant comme on leur dit d'agir. Ne l'oublions pas, chacun peut devenir un monstre. Les crimes nazis, par exemple, sont fondamentalement et désespérément humains. C'est pour cela qu'ils peuvent être réitérés, et qu'il faut en conséquence les prévenir par la sauvegarde de l'éthique dans les comportements. La froideur formelle du roman est ainsi elle-même la métaphore de son contenu.

Car cette froideur n'exclut pas la dimension humaine. Elle est introduite par le biais des transcriptions d'écoute, et donc des dialogues entre le juge et le commissaire Simonot et d'autres personnages. Rettinger est un homme, simplement un homme parmi les autres. Tout en conservant la valeur objective des documents, Truong injecte petit à petit à ses personnages leur humanité, leur âme. Si au début cela semble un peu artificiel, si les personnages semblent un peu trop archétypaux et monolithiques, voire manichéens, ils perdent progressivement ce statut ingrat de Figures rigides pour acquérir une psychologie, ou plus simplement leur statut d'êtres humains et tout ce que cela implique. Rettinger a ses qualités, ses défauts, il en est presque pathétique de normalité. Triste dans sa solitude, il dialogue même sur les lignes du minitel rose, simplement pour communiquer. Ni looser ni héros, il est nous-même. Il est seulement doté d'un humanisme profond, mais cet humanisme n'est pas basé sur une doctrine ou un courant de pensée quelconque, il naît de son expérience et de sa réflexion.

Au milieu de cette succession de documents terribles percent même quelques moments de poésie. Je pense en particulier à la mention des chants improvisés des clones du CP24, reproduisant instinctivement des chants tibétains très rares entendus dans un salon. Là non plus l'auteur ne s'étend pas. Il communique simplement l'information, par le moyen de conversations ou de messages impersonnels. Et pourtant le lecteur est soudain saisi par la beauté et la tristesse de la chose, l'émotion l'étrangle en même temps que la colère. En quelques mots tout à fait neutres, la poésie éclate, porteuse de sens. Le lecteur terrassé poursuit pantelant sa lecture et reste plus que jamais attentif à la détermination profonde des causes du désastre.

Reproduction Interdite est une élégie triste et désabusée de l'humanité. Il se termine sur la mort imminente du héros, sur celle consommée de la femme qu'il aimait et sur le déclenchement inexorable d'une épidémie mortelle. En ce sens, le roman serait une sorte de prélude au Successeur de pierre, basé sur la constatation de l'échec de l'Homme. Il légitimerait de ce fait les thèses développées dans ce dernier sur la disparition nécessaire de l'Humanité, en démontrant ses limites et son immense bêtise. Cette réserve - qui n'est d'ailleurs que rétrospective - est seulement dirigée contre l'intention de l'auteur, ou plutôt contre l'intention qui semble se dégager du corpus des deux oeuvres. Elle ne saurait en aucun cas s'appliquer au roman lui-même, dont rien, structurellement, ne permet de dégager de telles critiques.

Car dans Reproduction Interdite, il n'est point question de "Créature" ou de volonté de puissance. Ici, le pessimisme n'est que la conséquence des actes. Nos erreurs seules sont responsables des catastrophes décrites. On l'a dit, c'est par l'accumulation d'informations et par la réflexion que le personnage comme le lecteur aboutissent à cette nouvelle compréhension du monde, qui implique un nouveau comportement. Reproduction Interdite suscite la colère, l'émotion, la réflexion. En dépit de sa forme rigide, il formule une critique violente de notre société consumériste et individualiste, mais sait aussi générer de la poésie. Reproduction interdite est un très grand livre.

Olivier Noël

© Mauvais Genres 2000

 

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