Eternity Express
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Interview de Jean-Michel Truong
par Chris Corthouts


Phénix :
Eternity Express est une "vision" de notre futur... mais publiée dans une collection "blanche". Tour de force ? Ou  ouverture d'esprit d'Albin Michel ?

Jean-Michel Truong : D'abord, tous mes livres ont été publié en collection "blanche". Eternity Express ne fait donc pas exception. C'est quelque chose à quoi je tiens. Je crois en effet que la littérature, notamment française, doit sortir de ses "formats" traditionnels et suis heureux d'avoir trouvé en Albin Michel un éditeur qui pense comme moi.

En refermant le roman, une chose est certaine, c'est au lecteur de se faire sa propre opinion. Et vous ? Quel choix feriez-vous face à un tel dilemme moral ?

J'ai voulu montrer qu'aucun de nous - et certainement pas moi - ne peut prétendre s'exonérer d'un tel choix. Et qu'aucun de nous ne peut prétendre que face à une telle situation, il ferait le bon choix. Nous nous prêtons tous les jours à de tels "calculs de vies", au nom desquels nous sacrifions des vies anonymes au bénéfice du plus grand nombre. Seulement, nous n'en sommes pas conscients, parce que la plupart du temps, ils s'opèrent à notre profit : par exemple, en subventionnant nos agriculteurs, nous causons la ruine, et finalement la mort, de millions de paysans du Tiers Monde.  J'ai voulu pour une fois retourner le rapport de forces, afin de faire éprouver au lecteur ce que ce serait que d'être du mauvais côté du manche...

La réflexion "technique" qui mène à la terrible solution finale paraît froidement réaliste. Vous avez  réellement réfléchit en termes pratiques ?

J'ai été consultant pour de très grandes opérations internationales de transfert de technologies, impliquant des investissements énormes de la part de gouvernements ou de multinationales. Je sais comment raisonnent, au plus haut niveau, les décideurs économiques et politiques. J'ai simplement appliqué ces méthodes de raisonnement standard au problème posé par les voyageurs d'Eternity Express.

Le livre sonne comme un avertissement face à un comportement implacable, déshumanisé et consumériste... Mais croyez-vous que la nature humaine puisse aller au-delà de ce concept de la survie ?

Le "calcul de vies" qui caractérise notre façon de pensée est un recul de la civilisation. Le poète grec Hésiode disait déjà que ce qui distinguait les hommes des animaux, c'était qu'ils ne s'entre-dévoraient pas. La tradition juive, quant à elle, interdisait de troquer les vies de quelques-uns pour en sauver d'autres, même en plus grand nombre. Plus près de nous, le philosophe américain John Rawls, condamne de tels trocs en posant que  "chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée". Le problème est qu'aujourd'hui, nous croyons que, pour être bonne, une décision doit évacuer toute considération autre que rationnelle, notamment morale, éthique ou sentimentale. Nos élites sont d'ailleurs formées en ce sens : un bon gouvernant doit être capable de faire sans états d'âmes de  tels calculs. Ainsi Madeleine Albright, secrétaire d'Etat des Etats-Unis, déclarant que, tous comptes faits, les cinq cent mille enfants irakiens affamés à mort par les sanctions imposées par l'ONU à leur pays "valaient le coût".  

Croyez-vous que "l'état d'urgence" exagéré au maximum dans le roman, mais qui est un concept que l'on entend régulièrement peut également être induit par le pouvoir à des fins de contrôle ? De justification de l'indicible ?

Je ne pense pas avoir exagéré cet état d'urgence. Au contraire, comme dans mes précédents romans, j'ai eu à coeur de ne mettre en avant que des situations s'étant déjà produites dans le passé. Le lecteur d'Eternity Express n'aura d'ailleurs aucune peine à les reconnaître. Cela dit, je ne pense pas que cet état d'urgence soit le fruit d'une décision, d'un quelconque "complot planétaire" fomenté par une clique désireuse d'asseoir ou d'augmenter son pouvoir. Bien au contraire, je montre qu'il résulte d'une multitude de micro-décisions individuelles, non coordonnées, et c'est d'ailleurs ce qui rend cette évolution effrayante, car aucune volonté individuelle ne peut l'enrayer ou s'y opposer.

A force "d'évidences" et ballotté par la vie, le "héros" du roman finit par admettre la disparition de toute barrière morale... Croyez-vous que l'homme possède un "instinct de sursaut moral" ou que, comme l'Histoire nous l'a hélas prouvé, notre morale et nos limites sont malléables ?

Il y a dans Eternity Express un passage très explicite à ce sujet. Notre conscience morale n'agit pas comme un censeur impitoyable de nos comportements, mais au contraire comme un complice plein de complaisance, capable d'abaisser le niveau de ses exigences lorsque nos conduites réelles contredisent de manière trop flagrantes les valeurs dont nous nous réclamons. Médecin d'origine juive, Jonathan avait tout ce qu'il fallait, de par son éducation, pour repérer le piège dans lequel Xuan le tentateur l'enferrait. Et pourtant il a succombé, sans jamais avoir le sentiment de faire autre chose que son métier. Ce n'est pas lui qui a changé, dit-il, c'est, sous la pression de circonstances qui lui échappent, la définition même de son métier. 

Lire ce roman, c'est comme prendre une grande baffe dans la g... et se voir sans fard... particulièrement à travers cet attentisme qui semble régner en maître dans notre société. Croyez-vous que la majorité des lecteurs ait assez de sens critique pour décoder le message ? Et ne pas prendre ce livre au premier degré ?

Je ne suis pas de ceux qui, prenant leurs contemporains pour des ânes impénitents, leur fourguent un picotin approprié à leur niveau supposé d'exigences. Je crois  au contraire qu'il existe un nombre sans cesse croissant de lecteurs qui attendent des livres autre chose que de les caresser dans le sens du poil.

© Phénix, juillet 2003


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