Eternity Express
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Un pessimiste nécessaire dans un monde totalement inhumain
par Nicolas Dufour

 

Bientôt, le troisième âge délocalisé en Chine dans de somptueuses résidences, selon des brochures en papier glacé. Avec « Eternity Express », Jean-Michel Truong signe le « thriller » le plus glacial du moment.

Attention, coup de poing. Consacré au vieillissement des populations et à la valeur de la vie humaine dans une société ultra rationalisée, le dernier roman de Jean-Michel Truong est choquant. Mais ici, nul outrage aux pudibonderies du moment. L'auteur choque parce qu'il appuie là où tout l'Occident penche.

L'argument : après la bulle spéculative d'Internet, les investisseurs se sont rués sur l'Eternity Rush, le boom des technologies anti-vieillissement. Le marché de l'âge - les cliniques, les médicaments promettant des verges vigoureuses et des sphincters fiables - connaît un sommet... avant de s'effondrer. Une génération entière est presque à la rue, et l'Union européenne ne peut plus assumer son entretien. Au terme d'un coup d'Etat durant les JO de 2008, la Chine, qui concocte une sorte de nouvelle démocratie dans laquelle «certains doivent mourir pour que le plus grand nombre vive » , courtise l'Europe vieillissante. Ainsi naît la « délocalisation du troisième âge» : les aînés sont embarqués dans le Transsibérien pour la Chine, où, selon les brochures sur papier glacé, ils passeront leur nouvelle vie dans des bungalows coquets au milieu d'apaisantes oasis de verdure. Rythmé par un suspense pétrifiant, Eternity Express raconte l'histoire d'un convoi de ces jeunes vieux en route pour une nouvelle vie. Au fil de citations de la Prose du Transsibérien de Cendrars, le lecteur comprend peu à peu le vrai sens que revêt, selon les gestionnaires, l'expression «prendre sa retraite».

Né en 1950 à Strasbourg, d'un père vietnamien et d'une mère alsacienne, Jean-Michel Truong a étudié la psychologie et la philosophie dans sa ville natale avant de fonder, en 1984, Cognitech, l'une des premières sociétés françaises d'intelligence artificielle. En 1988, il a revendu sa part et publie Reproduction interdite, roman remarqué sur le clonage humain dont la réédition sort aussi ces jours (chez Plon). Il fait du conseil en informatique, puis s'installe en Chine, à Canton, où il encadre des entreprises désireuses d'investir et où il se penche sur les enjeux sociaux et technologiques de l'époque.

Méditation sans couleurs ! En 1997 paraît Le Successeur de pierre, sombre variation sur le futur : les puissants ont créé une société atomisée dont le contrôle leur échappe peu à peu. L'humanité, au terme d'un XXe siècle dont on mesure l'ampleur des barbaries, n'en a plus pour longtemps, mais l'intelligence, qui excède son « support », cherche déjà le successeur : cette vision, ici schématisée, l'auteur la développe en 2001 dans un essai vigoureux, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond).

A présent, Jean-Michel Truong -s'en prend à nos retraites et au cynisme ambiant. Eternity Express agacera sans doute certains lecteurs. Ce lecteur de Nietzsche pense avec un Stabilo Boss et rédige à la hache. Dans sa descente aux enfers de la raison socio-économique, son texte se révèle aussi éprouvant que convaincant, en dépit de ses outrances. L'auteur n'aime guère l'étiquette de science-fiction, qu'il redoute, nous dit-il, parce qu'elle a naguère été utilisée pour disqualifier sa prose : « Je ne me situe pas dans un futur lointain et improbable, je cherche à rester réaliste.» Quoi qu'il en dise, ce dernier roman replace la SF sur son meilleur socle, celui du moralisme, au bon sens du terme. Un retour aux sources intellectuelles du genre, en somme, quand un H. G. Wells dénonçait les dérapages sociaux qui produisirent le Lumpenproletariat. Implacable, la machine Truong manie la fiction par extrapolation en y incorporant une bonne louche de philosophie - Pascal, pour la condamnation de la «distraction » des peuples face à leurs responsabilités, et la théorie critique pour relever les dérives totalitaires dont est tout à fait capable la démocratie la plus suave. Ainsi, Jean-Michel Truong s'impose comme un pessimiste nécessaire.      

  

« Comprendre l'oeuvre »

SAMEDI CULTUREL: Votre roman est atroce...

JEAN-MICHEL TRUONG : C'est une tactique. Le thème principal est celui du calcul de vie, cette estimation des coûts en vies humaines au nom de certains intérêts à laquelle se livrent des décideurs économiques et politiques - voyez l'Irak, où l'on décide de tuer plutôt que de négocier. Pour sensibiliser le lecteur occidental, je voulais le mettre dans la peau de quelqu'un qui va pâtir de cette logique.

Vous dites « le lecteur occidental», y a-t-il une dimension Nord-Sud dans votre propos ?

Oui, car ici nous sommes distraits, détournés des vrais problèmes. Il s'agit d'une fable par le biais de laquelle je force le trait, ce que j'assume. Le fait est que des processus en cours visent certains de nos contemporains, surtout les moins protégés, qui vont se retrouver victimes de tels «calculs de vie». je ne songe pas forcément à nos pays, mais voyez la Chine, qui comptera bientôt 300 à 400 millions de vieillards sans pension et très peu de jeunes, par suite de la politique de l'enfant unique. Ayant vécu en Chine, je connais ces pratiques menées au nom d'une société harmonieuse, alors qu'elles débouchent sur une dysharmonie totale.

Vous avez passé une partie de votre vie à faire des affaires. Exprimez-vous soudain des scrupules ?

Non, j'essaie de comprendre ma place dans ce monde. Cela dit, en particulier dans le domaine de l'intelligence artificielle, je reconnais avoir prêté ma main à des projets auxquels j'aurais mieux fait de réfléchir. L'un de mes grands-pères maternels est mort dans un camp de concentration et certains de mes ancêtres ont connu le napalm américain au Vietnam. Mon souci est justement de comprendre comment des hommes avertis peuvent ne pas reconnaître certaines logiques totalitaires à l'oeuvre, ces logiques qui conduisent aussi la première démocratie du monde à partir en guerre en foulant les valeurs qu'elle prône.

Propos recueillis par Nicolas Dufour

© Le Temps, Samedi culturel, 22 mars 2003, page 49

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