Eternity Express
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Le pire des mondes
par Caroline Bee

La dénonciation du monde moderne a désormais son chef-d’oeuvre littéraire : Eternity Express. Dans un futur proche, tout proche, l’infiniment grand et l’infiniment vite ont eu raison de l’Occident. Les méga-entreprises, gonflées aux business-plans improbables, suffisent à faire la fortune ou la débâcle de nations entières. Les déchets, devenus trop importants, sont désormais acheminés en train et déversés vers l’Est, parce que "les narines asiates s’étant révélées moins susceptibles — ou leurs porteurs plus dociles — les immondices de Miss Braun, de Mme Dupont ou de Herr Muller avaient pris le chemin des steppes infinies où, de la mer d’Okhotsk à l’Oural en passant par la Sibérie ou la Mongolie, avaient autrefois chevauché les hordes de Gengis Khan, et qui aujourd’hui ne servaient plus que de champs d’épandage à la société de consommation". Les immigrés viennent remplacer "les maigres et déclinantes populations occidentales" que le vertige de la dénatalité n’a pas permis de renouveler.

Et les vieux, alors? Les vieux, justement, sont au centre d’Eternity Express. Héritiers des Trente Glorieuses, énergies vigoureuses du baby boom, ils se sont engouffrés, avec l’entrain de leur jeunesse, vers le capitalisme sauvage, la fortune facile et les signes de richesse ostensibles. Jusqu’à ce fameux "Mardi noir", qui d’un coup, les a flanqués par terre, à la veille de leur retraite dorée, pauvres bouches surnuméraires et désormais inutiles.

Aujourd’hui, ils prennent le train, eux aussi vers le grand Est (comme les "déchets" cités plus haut !), dans une sorte de revival de la Prose du Transsibérien, version post-moderne (des extraits du texte de Cendras rythment d’ailleurs les parties du roman). Conduits en Chine, ils doivent y finir leur vie, dans une maison de retraite géante, rutilante et "tout confort", que leur nation leur offre à un prix fort compétitif. En attendant, ils se gavent de foie gras et de champagne, évoquant leurs splendeurs et leurs déboires passés. Les accompagne, dans cette déportation policée, le narrateur, Jonathan, un ancien médecin, sombre et mystérieux, plus proche d’un Mengele que d’un Schweitzer. Car ce héros n’a pas vraiment les mains propres, ce que le lecteur découvrira, au décours de ce voyage qui peu à peu vire au cauchemar halluciné, jusqu’à son épilogue, climax funèbre et implacable, qui rappelle celui, tout aussi implacable mais nettement plus improbable, du film Soleil Vert en 1973. Si l’Occident est épinglé dans ce grand roman claustrophobe, l’Orient n’est pas épargné non plus, avec une Chine effroyable, sorte de monstre avide aspirant les dérives du libéralisme et déclinant les dictatures et les oppressions, sans aucune régulation.

De la prose de Truong, dont on sort légèrement commotionné, on ne retient qu’une chose : face à notre monde terrifiant, qu’est-ce qui peut faire sens? Quelle démarche politique, morale ou religieuse l’homme peut-il adopter pour combattre les avatars du libéralisme économique et de la mondialisation, du profit et de la vitesse, dont il est lui-même l’auteur? Ou bien, comme le pense Truong, l’homme n’est-il qu’une étape transitoire de l’humanité, gouverné par des forces qui le dépassent largement, et qui doucement, s’achemine vers son extinction?

Car, et c’est ça le pire, à aucun moment on n'a l’impression qu’Eternity Express est un roman d’anticipation, tant cette description d’un monde à l’agonie est, à peu de détails près, celui dans lequel nous vivons, à l’image de ce que prédisait, voilà déjà un bout de temps, le jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) : "Nous nous dirigeons vers un événement fantastique et inévitable, qui se rapproche avec chaque jour qui passe : la fin de toute vie sur notre globe, la phase ultime du développement humain."

Caroline Bee

© Parutions 20 mars 2003

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