Totalement inhumaine
Interview

 

Actualité de l'auteur

Interviews et portraits

Dialogue avec l'auteur

Facebook

 

 

Vie et oeuvre de l'intelligence artificielle
par Frédéric Grolleau

 

Avec le développement des nouvelles technologies, l'espoir, s'il doit y en avoir un, est‑il dans l'avènement d'un "Successeur", d'une intelligence artificielle, inhumaine, totalement inhumaine?

Entretien réalisé par Frédéric Grolleau

Res Publica: A vous lire, l'homme a usé ses dernières cartouches et l'intelligence qui l'a habité cherche maintenant un support autre qu'organique pour poursuivre son étonnante odyssée aux confins de l'univers. Votre essai est la version " sérieuse " et référencée de cris d'alarme déjà lancés dans deux romans précédents concernant les relations homme-logiciels. Pourquoi avoir suivi cet ordre ci : romans-essai et non l'autre: essai-romans ?

Jean-Michel Truong: En réalité, la réflexion qui débouche aujourd'hui sur Totalement inhumaine a commencé bien avant que je n'envisage d'écrire, à l'époque où, dans les années quatre-vingt, j'étais impliqué à fond dans le développement de l'intelligence artificielle en France. Ma tentation première fut donc d'écrire un essai sur le sujet, et j'avais d'ailleurs conçu un plan très détaillé et rédigé de copieuses notes à cet effet. Et puis, je ne sais pourquoi, lorsqu'à deux reprises l'opportunité me fut donnée de poser mon sac et d'écrire, ce furent des fictions qui me vinrent sous la plume. Après la publication du Successeur de pierre (Denoël, 1999) en revanche, c'est tout aussi naturellement que je me suis mis à cet essai. L'événement déclenchant a été la débâcle de la "netéconomie" qui vérifiait de façon quasi expérimentale mes idées sur la façon dont nous devenons, insensiblement, " la chose de choses inertes ". Après-coup, je suis persuadé que c'était le bon cheminement, et que ces vingt années de cave étaient nécessaires à la maturation de ces idées.

Vous êtes vous-même une figure pionnière en France des applications de l'intelligence artificielle et savez de quoi vous parlez en évoquant le développement de cette discipline. Mais pourquoi en dénoncer le danger après l'avoir si longtemps côtoyée: prise de conscience tardive ou aveuglement issu de l'aura du Successeur?

Cette prise de conscience n'aurait certainement pas eu lieu si je n'avais eu le parcours que vous rappelez. Il en va du Successeur comme des autres espèces vivantes: on ne les connaît vraiment qu'au terme d'un long compagnonnage. N'oubliez pas par ailleurs que le Successeur ne nous est vraiment apparu que depuis peu et que nombreux sont ceux qui, en dépit de ses manifestations de plus en plus tangibles, nient encore son existence.

Lorsqu'on lit les premiers chapitres de votre essai, on est amené insensiblement à opérer une redoutable confusion entre vie et intelligence, les deux termes paraissant alors synonymes. Doit-on en inférer que la sorte d'élan vital dont vous cherchez à mesurer le déploiement au fil des siècles devait nécessairement, pour survivre, "persister dans son être", s'acoquiner à une forme d'intelligence? Jusqu'à quel point ces deux entités se rejoignent-elles selon vous?

Elles ne se " rejoignent" pas - tels deux êtres qui décideraient, face à un sort contraire, de faire cause commune -, elles sont une seule et même chose: l'intelligence est une propriété de la vie, qui à son tour est une propriété de la matière. Autrement dit, la vie et l'intelligence sont à mes yeux des propriétés de la matière, qui apparaissent nécessairement à un certain stade d'organisation de cette dernière.

Avez-vous été influencé par d'autres philosophes que Chardin dans l'élaboration de vos oeuvres?

J'ai trouvé après coup des similarités - mais aussi des divergences fondamentales qu'il serait trop long d'exposer ici - avec le concept de "volonté" chez Schopenhauer et ceux de "volonté de puissance" et de "surhumain" chez Nietzsche. Mais ce n'est qu'après-coup, et je ne peux donc parler d'influence, du moins directe. S'il est des influences que je revendique, en revanche, c'est celle de la méthode généalogique de Nietzsche et - ai‑je besoin de le préciser? - celle de la biologie du développement. Quant à Chardin, je n'ai vraiment compris son "point oméga" qu'alors que je rédigeais la dernière version du Successeur de pierre dont il est un des personnages. Mais si je partage souvent son analyse, j'annonce dès la fin du chapitre il mon désaccord complet avec sa conclusion: alors que son Monde converge vers un point - le visage aimable et aimant du Christ - le mien se distribue en un réseau - la figure "totalement inhumaine" du Successeur.

Vous mettez à jour des thèses pointues concernant la biologisation, la sexualité et la prédation des agents logiciels du réseau internet ou "e-gènes". Pour certains scientifiques, ces théories ont encore une connotation très SF - appellation que vous contestez par ailleurs, appliquée à vos textes. Quand prendra-t-on au sérieux en France cette menace du transbordement du Successeur, menace valant pour nos contemporains et nous-mêmes, voués à être dépassés par cette intelligence sans accompagner sa parousie?

Qu'il soit bien clair qu'il ne s'agit pas à mes yeux d'une "menace" mais au contraire d'une "immense espérance", bien que "totalement inhumaine". Du succès de ce "transbordement" dépend qu'il y ait de la conscience dans l'univers après que nous n'y serons plus. Quant à savoir quand la réalité de ce transbordement sera prise au sérieux, je ne me fais pas d'illusion. J'énonce au début du livre trois conditions préalables à cette prise de conscience: accepter que la vie soit un processus multimédia, renoncer à l'anthropocentrisme, et renoncer à nous prendre pour Zeus Pancreator. Nous n'en prenons guère le chemin.

Pouvez‑vous préciser ce qui se cristallise dans cette dernière expression, Zeus Pancreator ?

Il personnifie le mythe de la toute-puissance de la volonté et de la raison qui conditionne nos scientifiques, nos ingénieurs et nos "managers", et les empêche de voir que des événements autrement déterminants que ceux dont ils se prétendent les causes - comme l'épiphanie du Successeur - adviennent " à l'insu de leur plein gré".

Vous consacrez de longs développements dans votre essai à l'histoire du développement de l'intelligence artificielle, l'importance des "mèmes" dans l'ancrage de la vie sur Terre. En passant au prisme du Successeur guerres mondiales, industrialisation de masse, essor du web, nouvelle économie, "Folie dot. com " et droit au bonheur, vous décrivez une irréfragable "biodicée". Soit une justice inhérente à la croissance de la vie qui semble justifier a posteriori - au détriment de l'humanité! - ce qui a eu lieu au nom d'un développement nécessaire pour l'intelligence. Que devient la liberté de l'individu ou de la raison face à ces "ruses" du Successeur?

Il est temps que nous en finissions avec l'idée d'une liberté totale: nous ne sommes libres que dans le cadre de ce que permettent les lois de la physique. Nous pouvons ruser avec elles - comme avions et fusées rusent avec les lois de la gravité - et ainsi exploiter au maximum l'espace de liberté qu'elles nous laissent, mais celui-ci n'est pas infini. Au fond, je ne fais que poser l'antique question des philosophes: que nous est-il permis d'espérer? Peut-être l'exacte perception de nos limites nous conduira-t-elle à reconsidérer nos relations avec le reste de la nature et nos responsabilités à son égard ?

Si l'on suit le tableau sombre que vous évoquez, l'humanité est en quelque sorte passée " à côté de la plaque", n'ayant pas su exploiter la puissance qui se présentait à elle pour oublier ses vieux démons (pouvoir, domination, violence) et évoluer en sa compagnie. Témoin le désordre de la "netéconomie" qui précipite la catastrophe. La "téléportation" du Successeur dans le minéral prendra bien encore quelque temps: quelle solution demeure aux hommes de bonne volonté afin d'enrayer le processus létal? Que pouvons‑nous espérer dans le voisinage du Successeur?

C'est l'objet de la conclusion de Totalement inhumaine. Ne pouvant enrayer son développement, les humanistes ne pourront que tenter de limiter la souffrance qu'il engendre. Pour l'immense majorité d'entre nous - qui forme ce que j'appelle le "Cheptel" -, cela passe par la généralisation des soins palliatifs aujourd'hui réservés aux mourants.

Tout cela n'est guère optimiste. Savez‑vous si le film IA de Spielberg, adapté du scénario de Kubrick à partir de la nouvelle de Brian Aldiss (I. A Intelligence artificielle, Métailié, 2001), abonde dans le même sens que vous?

Pour ce que j'en ai appris - n'ayant pas moi‑même vu le film -, c'est tout le contraire!

© Res Publica, numéro 27, décembre 2001, pages 2 et 3

retour à la page Interview