En
1963, dans sa célèbre nouvelle La
réponse, Fredric Brown prédisait la
toute-puissance des ordinateurs reliés en un
seul circuit géant. Trente-deux ans plus tard,
la réalité est là. Les deux petites
pages de la short-short story de Brown se voient extrapolées
dans ce magistral essai de Jean-Michel Truong, lequel
prolonge sur le plan théorique la fiction de
son roman Le Successeur de pierre, Grand Prix
de l'Imaginaire 2000.
Le Successeur. Ce même mot est ici tout aussi
central. L'idée de base de l'auteur est la suivante,
saisissante en sa simplicité : l'intelligence
va quitter le corps de l'homme. "J'appelle Successeur
cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la
suite de l'homme comme habitacle de la conscience"
(p.49). Puis : "Le Successeur est l'espèce
émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel
fait de mémoires et de processeurs toujours
plus nombreux et en voie d'interconnexion massive
qu'on appelle le Net" (pp. 49-50). Ce thème
est introduit de manière ironique par un rappel
des oeuvres de l'Homme, de Mozart à
Staline.
L'homme a terminé ce qu'il doit faire, et la
relève est prête. Il parvient à
l'immortalité par la création de ce Successeur,
lequel sera, lui, toujours là, même après
l'extinction du Soleil et de notre espèce. Par
une alliance subtile entre des thèmes (les "mèmes")
et des techniques (les "e-gènes") le
Successeur manipule l'homme. Né par la guerre
dans les années quarante, Dieu des batailles,
il est promu actuellement Dieu des marchés et
de la productivité, ce qui amène Truong
à un important chapitre traitant de la mondialisation,
phénomène mondial théorique succédant
au christianisme et au marxisme. Les pertes d'emploi
étant le tribut payé par l'homme à
l'émergence de cette nouvelle Créature
(parfois nommée
Baal ou Moloch). Nous
voyons là comment l'essayiste rejoint le romancier,
en mythifiant de purs concepts abstraits. Le Successeur
s'incarne donc dans Internet et s'offre une cour, réglant
notre avenir social, charpenté entre Imbus (les
serviteurs/courtisans), le cheptel (vous et moi) et
epsilon, irréductible noyau de dissidents refusant
la nouvelle donnée. Passant de la folie des start-up
à la téléphonie mobile, Truong
démontre la maîtrise progressive du Successeur,
et notre propre abandon, confinant au désaisissement.
Indifférent, il deviendra intelligent, sans doute,
mais d'une intelligence totalement inhumaine.
Nous y voilà. Il y a là, tout simplement,
comme un constat, sans jugement moral particulier, qui
laisse le lecteur un peu sur sa faim après autant
de pages aussi brillantes que pertinentes (le style
est remarquable par la qualité des mots choisis).
Livre ardu, certes, touchant à la philosophie,
à l'économie, à la géopolitique,
livre à lire la tête entre les mains sans
doute : celle-ci en sortira étourdie peut-être,
mais enrichie certainement.