Totalement
inhumaine de Jean-Michel Truong est un ouvrage certes
dérangeant mais propre à stimuler la réflexion
sur le devenir de notre espèce. Un style incisif
et tonique, des analyses claires et bien informées
permettent au lecteur profane de s'initier au problème
de l'intelligence artificielle dont l'auteur met impitoyablement
à nu les rouages et les moyens d'action. L'intelligence
artificielle, c'est pour l'auteur le successeur. Ce
successeur n'a rien à voir avec les robots plus
ou moins androïdes dont la science fiction a fait
grande consommation, et dont l'écrivain américain
Asimov avait, en imaginant les trois lois de la robotique,
prévenu d'éventuelles nuisances. Nous
ne pouvons ni le toucher ni le voir, tout au plus sommes-nous
susceptibles de connaître certains de ses éléments
dont l'ensemble, connecté en réseau, constitue
une formidable machine en train de s'assurer le contrôle
de territoires de plus en plus étendus. Il porte
un rude coup à la superbe de la race humaine,
fière d'une évolution qui l'a menée
des molécules complexes à l'origine de
la matière vivante jusqu'à "l'animal
intelligent qui inventa la connaissance". L'animal
que nous sommes est condamné à mort, non
pas philosophiquement parlant mais par un processus
matériel inéluctable. Mort programmée
dont les scientifiques ont calculé les étapes
et dont le terme (à moins que la planète
n'entre en collision avec un gigantesque astéroïde
ou, plus vraisemblablement que l'homme ne continue à
s'acharner à fabriquer son anéantissement)
sera l'extinction totale du soleil. Dans quelques milliards
d'années... Peut-on supposer que les "particules
fantômes" qui peupleront alors le vide
glacial, capables de s'organiser, seront l'ultime recours
de l'intelligence, le dernier avatar du successeur ?
Le support et la force de l'intelligence, c'est "la
complexité de l'arrangement du matériel,
son agencement". La vulnérabilité
de l'homme c'est son corps, la matière organique
dont il est fait, le rôle des molécules
d'ADN. Le successeur lui, échappe à ce
handicap. Sa vie "quasi dématérialisée"
se nourrit de deux serviteurs : les "e-gènes"
et les "mêmes". Les "e-gènes"
sont les homologues virtuels des chromosomes auxquels
le Net va offrir un champ d'activité sans cesse
plus ample. Si on les dote d'une liberté de choix
et d'innovation, ils amorcent un processus de sélection
naturelle, éliminent les moins aptes et évoluent
en fonction des impératifs de l'environnement.
Certes, c'est encore l'homme qui les nourrit en énergie,
mais ils sont capables de se reproduire, d'évoluer
de façon autonome et même de devenir autoreproducteurs.
J.-M. Truong envisage le jour de "l'expulsion
totale de l'homme d'un processus où il n'aura
à terme plus rien à faire" .
Quant aux "mèmes ", ce sont des croyances
généralement admises et qui induisent
des comportements psychologiques et surtout économiques
dont le successeur tire le plus grand profit, car ils
accentuent la prolifération des "e-gènes".
"Mème" de la guerre des étoiles
où les Américains engloutissent des milliards
sans obtenir aucun résultat, "mème"
du péril japonais et aujourd'hui "mème"
de la mondialisation, auquel l'auteur s'attaque avec
une particulière véhémence. La
nouvelle économie, en multipliant les technologies
les plus sophistiquées, en faisant du Net un
fabuleux réseau d'échanges, nourrit grassement
le successeur en "e-gènes" lesquels
sont eux-mêmes approvisionnés par les "mèmes".
Le philosophe Leroi-Gourhan a montré comment,
depuis le silex taillé, l'homme a transféré
à l'outil un rôle destiné à
suppléer ses impotences. Le successeur, manipulateur
et mystificateur, est-il en passe d'évincer son
père nourricier et d'offrir à l'intelligence,
le jour où les êtres de chair auront disparu,
sa chance de survie ? Tel est le problème posé.