Homme-orchestre
(psychologue, philosophe, romancier, essayiste, ingénieur,
spécialiste de l'intelligence artificielle, consultant
et patron), Jean-Michel Truong n'en est pas à
son premier ouvrage. Le titre de celui qui nous occupe,
Totalement inhumaine, se réfère
à la future société que nous préparent
les machines, que l'homme avait voulu à son service
(machines-outils) puis à son image (robots),
avant de leur apprendre à raisonner de façon
primitive, par syllogismes (systèmes experts).
En les bardant de capteurs, en leur donnant des capacités
d'apprentissage (réseaux neuronaux), en les hybridant
avec des organismes vivants (biopuces), en les poussant
à l'auto-organisation (agents intelligents, connexionisme),
l'homme risque fort de donner naissance à une
post-humanité, pas nécessairement plus
nocive que celle que nous connaissons, mais, au sens
littéral, inhumaine.
Au début, l'homme dominait aisément la
machine, qui lui a toutefois imposé un rythme
croissant. Avec l'automation, celle-ci, au lieu de se
limiter à soulager l'ouvrier des tâches
les plus lourdes, a commencé à le chasser
des ateliers, détruisant la classe des OS (ouvriers
spécialisés), cette variante européenne
des cols bleus. Avec l'arrivée de l'informatique,
la machine s'est attaquée aux activités
de service, décimant les surveillants, contrôleurs,
caissières et autres guichetiers. Aujourd'hui,
des systèmes experts aident les professionnels
du diagnostic en attendant de les remplacer, analysent
les marchés financiers et décident seuls
d'un grand nombre de transactions, se préparent
à aider le corps médical dans le choix
des médicaments et la conduite des interventions
chirurgicales.
Devenus capables de voir, de lire et d'entendre, assez
subtils pour battre le champion du monde d'échecs,
les ordinateurs pilotent des processus, traduisent des
textes, vérifient orthographe et grammaire, surveillent
la circulation automobile et aérienne, s'invitent
dans nos voitures et nos résidences, dont ils
prennent progressivement le contrôle. Les réseaux
neuronaux savent reconnaître la silhouette des
avions de combat et la structure des textes, repérer
des analogies et similitudes. Bientôt, l'intelligence
artificielle, qui n'en est qu'au stade des balbutiements,
fera aux cols blancs ce qu'elle afait aux cols bleus,
les boutant hors de l'entreprise. La société
de l’ère industrielle, qui se composait
d'une petite aristocratie, d'une grosse classe moyenne
et d'un prolétariat aspirant à des lendemains
qui chantent, fera place à une société
postmoderne composée d'une élite plus
nombreuse, d'une classe moyenne en voie de contraction
et dilution, d'une armée d'exclus voués
à des tâches qu'eux-mêmes trouvent
dégradantes. Omniprésentes et toujours
plus complexes, maîtrisées par un nombre
très restreint d'individus, les machines maîtrisent
de plus en plus d'activités et commencent à
se reproduire (des robots fabriquent des robots, des
logiciels écrivent des logiciels).
Jean-Michel Truong appuie sa démonstration sur
une métaphore biologique. Une nouvelle forme
de vie, qu'il appelle le Successeur, naîtra de
la propagation planétaire et de la sélection
naturelle d'une multitude d'« e-gènes »
(des fragments de connaissance et de programmes, mais
aussi des virus), utilisés et répliqués
par des processeurs toujours plus nombreux et en voie
d'interconnexion universelle. Cette gigantesque machine
à survie, siège de mutations imprévisibles,
échappe peu à peu à la volonté
de l'homo sapiens, le ramenant au statut
de composant et de source d'énergie. Dans cent
ans, mille ans ou un million d'années, peu importe,
le Successeur aura relégué l'homme au
rang de bactérie exploitable.
La société se prête au jeu sans
en avoir conscience. Dans cette société,
l'auteur distingue quatre catégories : les Héros,
les Aèdes, les Imbus et le Cheptel. Les Héros
ne sont plus des guerriers ou des hommes d'État,
mais des aventuriers de l'économie immatérielle
(chercheurs, créateurs de concepts ou de start-ups,
capitaines d'industrie de software, artistes, spéculateurs,
capital-risqueurs et day traders). Les
Aèdes, dont la voix est amplifiée par
les médias, sont préposés au culte
des Héros. Les Imbus sont nos technocrates, «
cette caste d'humains à la fois imprégnés
jusqu'à la moelle des intérêts du
Successeur, fiers jusqu'à l'arrogance des privilèges
que leur confère cette contamination et ignorants
jusqu'à l'inconscience de leur aliénation
». Le rôle des Imbus est de secréter
la pensée unique qui fait marcher droit la société,
alors même que chaque individu se croit libre
et autonome. Pensée que relaient les Aèdes.
La seule façon pour un Imbu de sortir de sa caste
est de devenir, à ses risques et périls,
un Héros. Quant au vulgum pecus, le Cheptel,
il est esclave des objets techniques qu'il a créés
(l'automobile, l'ordinateur, le réseau), son
souci principal étant d'être protégé
de tout mal par une puissance supérieure, qu'elle
soit d'ici bas ou dans l'au-delà. Il ne lui reste
le choix qu'entre suivre en silence le courant dominant
ou s'abonner aux guichets sociaux.
Ce type de société passive progresse de
folie en folie, parmi lesquelles l'auteur cite les idéologies
qui ont ensanglanté le XXième siècle,
les camps de concentration, l'épuration ethnique,
les goulags, Hiroshima, l'équilibre de la terreur,
le Rwanda et, dans un genre plus pacifique, la «Folie
dot-com », la « nouvelle économie
» - basée sur la publicité et la
gratuité-, le WAP et maintenant l'UMTS (1). Pour
échapper à cette malédiction sans
récuser le progrès, il faudrait que l'homme
développe des aptitudes supérieures et
prenne son destin en main, mais il en est empêché
par le verrouillage institutionnel et par un système
éducatif conçu pour reproduire les Imbus
et les Aèdes. L'humanité a donc toutes
les chances de devenir l'esclave des machines qu'elle
a créées.
À défaut de pouvoir agir directement sur
l'homme, pourrait-on au moins agir sur son milieu en
espérant que l'espèce s'adaptera ? Il
faudrait tout d'abord inverser une irrésistible
tendance à la centralisation, pour encourager
l'émancipation de la société civile
et la coopération de groupuscules originaux.
La partie n'est pas gagnée d'avance, comme on
peut le constater avec les communautés de discussion
Internet qui, pourtant libres, s'isolent en ghettos
hyperspécialisés et nombrilistes, plus
qu'elles ne coopèrent. On peut aussi compter
sur la « coalition des appareils » pour
dévoyer la libéralisation des énergies
en une « dissociation des communautés »,
faciles à récupérer et à
« recheptelliser » au profit du fameux Successeur.
L'ouvrage de Jean-Michel Truong n'est guère optimiste,
ce qui est d'autant plus inquiétant que l'auteur,
couronné de succès dans des activités
variées, ne saurait être classé
dans la catégorie des résignés
ou des frustrés. À lire toutefois pour
son invitation à réfléchir hors
des sentiers battus et balisés et pour les nombreuses
références bibliographiques où
l'on notera une affection particulière pour Nietzsche,
Heidegger, Teilhard de Chardin, Simone Weil, Turing,
Dawkins, Axelrod ou Leroi-Gourhan, et une détestation
marquée pour Friedrich von Hayek.
Pierre
Bonnaure
©
Futuribles mai 2002, numéro 275, pages
82-84
(1)
WAP : Wireless Application Protocol ; UMTS : Universal
Mobile Telecommunications System.