Le Successeur de pierre
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De l'âme au silicium
par Olivier ZILBERTIN


Pour l'auteur du "Successeur de pierre"
l'homme est en passe de transmettre
la conscience à l'inerte

     JEAN-MICHEL TRUONG ne ressemble pas à ses livres. Au sortir du Successeur de pierre, son roman publié au début de l'été, on le dessinerait volontiers fébrile, impétueux, tortueux. Voire carrément névrosé. Tout entier animé de pulsions fiévreuses, dont il distille, au fil des pages, le venin. Le Successeur de pierre est un thriller en matière composite. Il y a l'intrigue, incroyablement noueuse. Le décor saccagé d'une Terre ravagée par la peste, des hommes réduits au rang de larves enfermées ad vitam aeternam dans des cocons rigoureusement clos, ne communiquant que par voie électronique. Il y a Calvin, jeune héros des temps futurs, lançant ses agents de recherche intelligents en quête de vérité dans le labyrinthe du Web. On y croise encore Tash, "no-plug" hors-la-loi, échappé des pyramides de cocons. On y assiste à des rituels sataniques, des meurtres en série de femmes "ouvertes du pubis au sternum, éviscérées comme de la volaille". On y a vu, sur les monts Tian Shan, à Noël de l'an 628, le jeune théologien Mar Utâ confier de saintes écritures, la Bulle de Pierre, au vigoureux Shahpuhr, afin de les sauver de la chute de Babylone. Et puis, en apnée, nouveau plongeon vers le futur, an de disgrâce 2030 : le premier télékiller de l'histoire du Web ne serait-il qu'un simulateur d'interactions par avatar en trois dimensions ? Respirez !

     Sueurs froides. Après avoir tant côtoyé l'univers métallique des nouvelles technologies, celui des laboratoires, visité les confins de l'intelligence artificielle, comme consultant et chef d'entreprise, Jean-Michel Truong, endossant la tunique d'écrivain, sculpterait-il les contours d'un futur sans avenir pour l'homme? No future. Quels sombres lendemains nous promettent les réseaux intelligents ?

     D'apparence, pourtant, Jean-Michel Truong, quarante-neuf ans, est un homme plutôt paisible. Le cheveu est court, poivre et sel, et derrière le classique de ses lunettes sages, on le dirait bouddha impavide, adepte discret d'une raison orientale prêchant maîtrise totale et sérénité absolue.

     Il aurait pu se contenter d'écrire sa propre histoire. Celle de sa vie et celle des siens. Une saga qui enjamberait le siècle et les continents. Un pied en Asie, un dans le bassin rhénan. Une histoire qui commencerait en Chine, où un ancêtre fut négociant d'opium. Qui passerait par le Vietnam, où un autre aïeul fut propriétaire terrien avant d'être dépossédé et chassé par le Vietminh. Qui s'apaiserait à peine sur les bords du Rhin, à Strasbourg, où le père ouvrit le premier restaurant chinois de la ville.

     Il y aurait des rencontres, des décors variés, des souvenirs d'enfance. Qui apparaissent déjà, sans toujours dire leur nom, dans Le Successeur de pierre : Mgr Weber, l'archevêque de Strasbourg, ancien voisin du restaurant parental, et la Weberstub, bar à vin traditionnel. Dans les deux cas, une première syllabe qui dit "Web" avant l'heure, qui dit "Web" sans le savoir. Comme si les mots portaient à ceux qui les entendent le message d'une destinée inéluctable. On y croiserait surtout un jeune homme au goût fort prononcé pour la psychologie et la philosophie. Tourné plutôt vers les choses de l'esprit. Mais que des chiquenaudes capricieuses du destin entraînent vers les chemins infiniment plus concrets des hautes technologies. Jean-Michel Truong sera consultant pour Euréquip, une société de transfert de technologie, en 1976, puis créera en 1984 sa propre entreprise, Cognitech, la première société française spécialisée en intelligence artificielle. Il écrira, puisque c'était dit, d'abscons ouvrages techniques, tout d'abord, comme Systèmes experts, vers la maîtrise technique (avec Alain Bonnet et Jean-Paul Haton, InterEditions, 1986). Puis, après avoir vendu Cognitech à Paribas, son premier roman Reproduction interdite (1989), une fiction sur le clonage humain devenue depuis d'une étrange actualité. Cinquante mille exemplaires en sont vendus, il est couronné par le prix Mannesmann Tally et Jean-Jacques Beineix en acquiert les droits cinématographiques.

     On y suivrait encore un homme marchant sur les traces de son passé, Jean-Michel Truong retournant aux sources, s'installant en 1991 dans le village chinois de ses ancêtres, travaillant sous l'égide de l'Académie des sciences chinoise, conseillant des sociétés occidentales désireuses de s'installer sur le plus grand marché du monde. Et caressant un rêve : " évangéliser la Chine et la convertir à l'intelligence artificielle". Échec. L'heure, en effet, n'était pas venue, alors que la Chine s'éveillait tout juste aux nouvelles technologies, que le ministère des finances touchait à peine ses premiers ordinateurs.

     Mais qu'importe. Jean-Michel Truong en revient avec des carnets noircis de notes, les premières ébauches, en fait, du Successeur de pierre. C'est là que tout se recoupe. Là qu'esprit et matière s'accouplent. Pour Jean-Michel Truong, l'intelligence artificielle ne serait rien d'autre qu'un passage du témoin. "L'homme, professe-t-il, n'est pas le vecteur adéquat de la conscience, puisqu'il ne peut atteindre à l'immortalité. L'homme a cessé d'évoluer le jour où il a taillé le premier silex. Il a alors engagé un processus qui allait donner vie à la matière inerte. Nous sommes parvenus au moment charnière où l'homme transmet l'héritage de la conscience à un support beaucoup mieux adapté : l'inerte. " L'âme, en somme, transmise par l'homme au silicium. Et si c'était cela, le message de Pierre ?

Olivier ZILBERTIN

© Le Monde, 8 septembre 1999, p. VI

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