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Le Tabou tombé du cannibalisme
par Jean-Michel Truong

 

Dernière en date d'une longue série de "vexations" infligées, depuis Copernic, à la majesté humaine, la naissance du premier clone humain, si elle se confirme, ne scandalisera que les amnésiques et les hypocrites. Car l'événement était redouté de longue date, en dépit des apaisements prodigués par ces mêmes experts qui conduisent aujourd'hui le choeur des pleureuses. La chose, nous assuraient-ils avec leur morgue coutumière, était impossible, impensable même, pour des raisons d'ordre théorique, pratique et, last but not least, éthique. Bientôt pourtant, une agnelle prénommée Dolly démontra ce que valaient ces prétendues barrières théoriques et pratiques, et aujourd'hui le vagissement liminal d'une petite fille suffit à renverser la formidable ligne Maginot éthique censée nous protéger de l'impensable. Prévisible, l'événement l'était aussi précisément que la collision, en juillet 1994, de Jupiter et de la comète Shoemaker-Levy 9, car il se trouvait au point d'intersection de deux orbites dès longtemps repérées : l'autochosification et l'automarchandisation de l'homme. La suite ne l'est pas moins. Désormais fabricable, réparable et remplaçable comme un objet, l'homme aura de plus en plus de mal à revendiquer pour lui-même plus de dignité et de protection qu'un objet. Déjà, certains de nos contemporains les plus avancés en tirent les conséquences les plus ultimes, en incendiant avec la même indifférence la voiture et la femme du voisin.

"Tu ne te tiendras pas debout dans le sang de ton prochain" : plus que l'antique tabou de l'homicide, c'est celui du cannibalisme qui vient de tomber. Avec le clonage, il redevient possible de dépecer son prochain pour s'en repaître, de placer des vies humaines sur une balance afin de déterminer laquelle pèse plus lourd et laquelle, plus légère, sacrifier. Nul doute qu'à cette aune, les clones ne feront pas le poids. Déjà, des voix s'élèvent pour réclamer que l'on s'assure que la petite Eve "dispose de tous les attributs de la dignité humaine", sans aller toutefois jusqu'à préciser ce qu'il conviendrait de faire dans le cas contraire. Les "fermes" de clones et autres "sacs d'organes" ne sont plus loin.

Faute d'avoir su empêcher cette évolution, les pleureuses se lamentent sur ses conséquences les plus immédiates : et de répertorier à l'envi les horreurs somatiques et psychiques qui pendraient au nez des charmants bambins clonés. Peu évoquent le seul traumatisme qui vaille : celui infligé à la civilisation. Car ce qui vient d'être ruiné pour de bon, c'est la définition même de l'homme. Reproduction interdite, mon roman dénonçant le clonage humain et ses dangers, fut publié la première fois en 1989. Treize ans : le laps de temps qu'il a fallu à la communauté internationale pour instituer le Tribunal pénal international. Celui qu'il aurait fallu pour négocier dans la sérénité un traité international d'interdiction absolue du clonage humain, tant reproductif que thérapeutique. Aujourd'hui, des dizaines de précédents juridiques rendent impossible tout consensus. On se consolera en observant que la naissance de la petite Eve n'est qu'un pas de plus dans une évolution qui conduit l'homme, depuis les origines, à s'affranchir des limitations de son enveloppe corporelle et, de "vexation" en "vexation", à s'auto-infliger des blessures narcissiques toujours plus profondes, quitte à se rogner jusqu'à la moelle. Le pas suivant ? Allons, risquons-nous : avant dix ans, la production, sur base de gènes humains, de chimères mi-chèvre mi-chou, mi-lard mi-cochon, mi-carpe mi-lapin. Mais j'entends déjà les pleureuses, leurs larmes à peine séchées, s'esclaffer au seul énoncé de cette vision. Le pari n'en sera que moins risqué : vous avez aimé le clonage humain ? Vous adorerez la transgenèse humaine.

Jean-Michel TRUONG

© Libération, jeudi 02 janvier 2003

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