Reproduction interdite
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Explora
Duplication, duplicité
par Raoul BELEPUI

     Jean-Michel Truong est connu dans le milieu de l'intelligence artificielle pour avoir fondé Cognitech, une des plus prestigieuses sociétés d'ingénierie informatique. Il connaît aujourd'hui un regain de célébrité en remportant le prix Mannesmann Tally pour son roman Reproduction interdite. En 2037, les hommes ont développé une vaste industrie de fabrication en série d'êtres humains génétiquement identiques. Ces clones, dont les gènes ont été manipulés de telle sorte qu'ils ne puissent pas parler, ne sont pas considérés comme des humains, mais plutôt comme des esclaves. Les gens riches, par exemple, font l'acquisition du double de leur enfant qui sert de banque vivante d'organes en cas de maladie ou d'accident de "l’original". L'industrie de la duplication des êtres humains est vigoureusement dénoncée par le héros du livre qui n'y voit qu'une gigantesque duplicité. Simple fiction ou cri d'alarme ? Explora pose la question à son auteur.

     Explora : Dans votre livre, c'est un agent secret américain qui s'oppose aux puissances européennes qui encouragent le développement du clonage au mépris de la dignité humaine. Nous serons sauvés par l'Amérique ?

     Jean-Michel Truong : Les Etats-Unis sont l'un des rares pays où le poids de l'opinion et des médias est tel qu'on pourrait imposer un amendement qui interdirait la recherche dans certains domaines, la génétique par exemple. Pendant mes études, je me suis intéressé à la sécurité dans les laboratoires de l'État. J'ai constaté que des chercheurs américains venaient travailler sur certains virus très dangereux en France parce que la législation y est plus laxiste.

     - Nous avons pourtant un Comité national d'éthique...

     - Pour me faire une opinion sur ce comité, j'attends de voir sa position concernant les trois à quatre mille embryons surnuméraires stockés actuellement dans la nuit des congélateurs. S'il suit l'avis du représentant de l'Eglise catholique en son sein, à mon avis, il se disqualifie définitivement. Ce dernier estime qu'il faut détruire ces embryons pour ne pas encourager la production médicale artificielle de vie. Dans ce cas-là, la mort est préférable à la vie. C'est très grave.

     - C'est la situation que vous décrivez dans votre roman ?

     - Mais la fiction est déjà là ! Il y a une personne responsable, membre d'un comité d'éthique, pour affirmer que ce qui qualifie la dignité humaine, ce n'est pas le fait que je suis porteur du génome humain, mais ce sont les conditions de ma production. Si je suis produit dans le ventre d'une femme, pas de problème, je suis considéré comme humain a priori. Mais si je suis produit de manière artificielle, il existe la possibilité qu'on me déclare non humain. Un être qui est né d'une manipulation artificielle, bien qu'ayant la totalité du génome humain, n'est pas humain! C'est totalement inadmissible. Si vous regardez bien cette position, si vous la poussez jusqu'à son terme, il y aura un jour des êtres qui naîtront dans des conditions artificielles (non seulement la fécondation, mais également la gestation), pour lesquels on aura déjà préparé tout l'arsenal juridique ou éthique, tout le discours qui permettra de les déclarer non humains. C'est totalement dément !

     - Votre défense de l'embryon n'implique-t-elle pas un rejet complet et catégorique de l'avortement ?

     - Oui. Mais je voudrais être très clair. J'ai été partisan de la loi Weil. C'était en son temps la seule chose à faire. Je ne suis pas du tout du style du professeur Lejeune : "Laissez-les vivre". Mais aujourd'hui, des choses sont possibles qui ne l'étaient pas à l'époque. Nous étions en face d'une double contrainte : d'une part celle de la dignité de la femme, de sa souffrance, de sa misère morale et de son désir d'avoir ou de ne pas avoir d'enfants. D'autre part, celle des droits, de la dignité de l'embryon, de la vie. On a résolu ce problème de la seule façon connue à l'époque, en éliminant un des deux termes. "Laissez-les vivre" élimine la contrainte mère. La loi Weil élimine la contrainte embryon.

     - La situation est-elle très différente aujourd'hui ?

     - Les progrès de la science nous offrent de nouvelles perspectives. Heureusement ! Le propre de l'intelligence humaine est de satisfaire des exigences opposées sans détruire l'une des deux parties. Le propre de la barbarie est d'y parvenir en éliminant la plus faible. Aujourd'hui, si on le veut, on peut préserver aussi bien les intérêts de la mère qui ne veut pas être mère, que ceux de l'enfant qui ne demande pas mieux que d'être un enfant. Toutes sortes de solutions sont possibles. On peut imaginer que la mère accepte de porter l'enfant jusqu'à son terme. Dans ce cas-là, une institution prend le relais et cherche des parents adoptifs. Si elle refuse de porter l'enfant jusqu'à son terme, on peut alors lui dire : vous traversez une mauvaise passe, on va congeler votre embryon et on vous le réimplantera quand vous irez mieux. La troisième solution, si elle n'en veut vraiment pas, et quelles qu'en soient les raisons, est de prélever l'embryon. On est capable de le réimplanter sur d'autres femmes qui ne demanderaient pas mieux, probablement.

     - A-t-on la volonté de les appliquer ?

     - Sans doute pas. Nous avons les moyens de respecter la contrainte éthique de base qui devrait caractériser notre civilisation : préserver la vie humaine à n'importe quel prix. En a-t-on la volonté ? Je ne pense pas. On a perdu cette éthique-là depuis longtemps. Tout nous incite à ne plus y croire, à ne plus le vouloir. Nous avons perdu le sens du sacré. La vie n'est plus sacrée. Elle est devenue instrumentale, ce qui n'était pas le cas aux époques religieuses.

     - Vous n'êtes pourtant pas tendre avec la religion !

     - Ne confondons pas la position d'un membre de l'Église avec l'Église elle-même. Le respect de la vie était plus grand aux époques religieuses. Qu'on ait, dans l'Antiquité, au Moyen Âge, massacré, tué, je ne l'excuse pas. Mais au moins peut-on l'expliquer par le fait que l'humanité était en train de se créer. Les meurtres d'enfants s'expliquent probablement par toutes sortes de contraintes économiques : la misère, la disette endémique... Nous n'avons plus cette excuse. Nous sommes une société riche, qu'on le veuille ou non.

     - Votre livre est prophétique ?

     - J'espère que non. Mais je crains que oui.

Propos recueillis par Raoul BELEPUI

© Explora, mai 1989, p. 42-43
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