Eternity Express
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Viocs en stock
par Jean-Michel Truong

 

Nous avons demandé à une star de la littérature de science-fiction d'imaginer le monde dans quarante ans. Sa vision est effrayante...

D'ici aux années 2040, époque vers laquelle les lecteurs de ce numéro de " Max " aspireront à prendre leur retraite, le monde connaîtra des changements radicaux. Certains sont difficilement prévisibles, tels ceux qui surviendront dans les sphères géopolitiques et technologiques : qui se serait aventuré, en 1960, à pronostiquer le clonage humain ou la chute de l'empire soviétique ? Il est pourtant une évolution qu'on peut prédire sans grand risque de se tromper, car elle sera la conséquence presque automatique de nos décisions passées et de nos conduites présentes : celle de la structure de la population mondiale. Dans les quatre décennies à venir, en effet, sous l'effet conjugué de la chute de la fécondité (du nombre d'enfants par femme en âge de procréer) et de l'allongement de la durée de vie dû aux progrès de l'hygiène, de l'alimentation et de la médecine, le nombre des vieillards augmentera partout dans des proportions spectaculaires, au détriment de la population active. Et de tous les bouleversements dont les lecteurs de Max seront les témoins, nul n'aura d'impact plus dramatique que celui-ci, tant sur le plan des comportements que sur celui des mentalités.

Au cours de ces quatre décennies, l'Europe perdra ainsi 197 millions d'habitants de moins de 60 ans, et " gagnera " 74 millions de retraités supplémentaires, soit une diminution nette de 124 millions de sa population totale. Une perte de substance vive - plus du tiers de la population active - qui n'a d'équivalent dans l'Histoire que celle causée par la Peste noire au Moyen-âge. Avec trois conséquences : d'une part, une désertification totale des campagnes abandonnées par leurs derniers habitants et un exode de ces derniers vers les villes et leurs périphéries où se concentreront désormais les services publics : santé, écoles, administrations; d'autre part, un recours massif à la main d'œuvre étrangère, afin de combler le déficit de main d'œuvre locale; et enfin, un appauvrissement général des plus âgés comme des plus jeunes, ces derniers croulant sous le poids conjugué des retraites de leurs aînés, du déficit creusé par leurs dépenses de santé dans le budget de la sécurité sociale, et du service de la dette résultant de leurs excès passés. Pour la première fois dans l'histoire moderne, les enfants ne seront plus assurés de jouir d'un train de vie supérieur à celui des parents.

Dans le même temps, la Chine - pour ne parler que d'elle, car le problème ne fait que s'aggraver si l'on prend en considération l'ensemble des pays du Tiers Monde - la Chine, donc, aura perdu 120 millions de citoyens actifs et " gagné " 310 millions de vieillards, soit un accroissement de 190 millions de sa population. Au total, 400 millions de vieux sans ressources y feront concurrence à leurs propres enfants sur le marché de l'emploi, acceptant pour survivre n'importe quel job à n'importe quel prix. Le coût dérisoire de cette main d'œuvre âgée finira d'attirer en Chine les dernières entreprises occidentales n'ayant pas encore délocalisé leurs usines. La Chine sera alors la première manufacture de la planète, une manufacture entièrement peuplée de vieillards.

La pression économique résultant de ce déséquilibre démographique sera cause du plus grand déplacement de populations de tous les temps. Deux flux de migrants se croiseront dans les ports et aéroports : celui des jeunes Chinois vers l'Europe, celui des vieillards européens vers la Chine.

En effet, incapables de gagner leur vie chez eux, les jeunes Chinois n'auront d'autre issue que de s'exiler. C'est par millions qu'ils débarqueront en Europe, où ils entreront à leur tour en compétition avec les jeunes autochtones pour les rares emplois peu qualifiés subsistant dans les secteurs du bâtiment, des travaux publics, des transports, de l'environnement ou dans les services aux entreprises  et aux personnes - santé, loisirs, etc. Cette concurrence exacerbera encore la précarisation et la paupérisation des actifs européens, déjà écrasés, on l'a vu, par le coût de la survie de leurs parents.

Quant à ces derniers, c'est par charters entiers qu'ils s'en iront finir leurs jours en Chine, ou dans tout autre pays moins développé où un coût de la vie plus faible leur permettra de subsister décemment avec les maigres pensions que parviendra encore à leur servir leur progéniture.

D'ores et déjà, cette évolution se dessine sous nos yeux : En France, le service public de la santé ne pourrait fonctionner sans le recours massif à des médecins du Tiers-Monde, véritables prolétaires en blouses blanches, sous-payés et exploités comme le furent leurs pères dans l'industrie automobile et les BTP durant les Trente Glorieuses. Les supermarchés britanniques emploient des septuagénaires pour réassortir, la nuit, leurs rayons, ou nettoyer leurs allées. Dans les MacDonald's chinois, de vieilles femmes exténuées trustent les jobs réservés sous nos latitudes aux jeunes précaires. Pendant ce temps, dans les cliniques dentaires de Ho Chi Minh Ville et Canton, des touristes européens aux cheveux blancs se font poser les prothèses qu'ils ne peuvent s'offrir chez eux,  tandis que les faubourgs de Cuba et Bangkok se peuplent d'ex yuppies canadiens et américains, venus consumer au soleil ce qui leur reste de jours et d'économies. Au sud de la Chine, dans le delta de la Rivière des Perles, de perspicaces promoteurs construisent des papyland à loyers modérés, gigantesques corons de plusieurs milliers de pavillons, complets avec piscines, tennis, golfs.

Cette évolution n'ira pas sans de profonds changements de mentalités. Partout dans le monde, des légions d'adolescents rêveront à des moyens de se débarrasser du fardeau de leurs vieux… On ne parlera plus de " respect dû aux anciens " ou de " solidarité entre générations " mais, de plus en plus ouvertement, de parasitisme social, de vampirisme, de légitime défense d'une génération saignée à blanc par celle qui lui a donné le jour. La guerre des générations remplacera l'ancienne lutte des classes.

Petit à petit, c'est la perception même de la vie qui changera. Elle perdra son caractère " sacré " au profit d'une conception plus " réaliste ", plus utilitariste. On se dira qu'un producteur vaut plus qu'un inactif, un créateur plus qu'un oisif, un entrepreneur plus qu'un retraité et qu'après tout, en temps de disette, quand les récoltes ne permettent plus de nourrir tout le monde, il est légitime de donner priorité à la vie qui vient sur celle qui n'est déjà plus tout à fait là.

De plus en plus, les arbitrages budgétaires reflèteront cette nouvelle hiérarchie : les crédits de la recherche médicale seront diminués au profit de l'aide à l'investissement, ceux de l'assistance aux personnes âgées dépendantes céderont le pas aux indemnités de chômage et aux aides à la reconversion. Dans le secret des cabinets ministériels, de cyniques calculs sacrifieront ainsi les plus faibles aux plus valides, les plus âgés aux plus jeunes, les moins bien représentés aux mieux défendus, révélant au grand jour la valeur qu'au-delà de nos rituelles professions de foi humanistes nous accordons véritablement à la vie et, par conséquent, notre degré réel de civilisation.

Jean-MIchel Truong

 

Prédictions

Dans "Eternity Express", Jean-Michel Truong nous promet un futur apocalyptique. Y croit-il vraiment ?

• La quête de l'éternité sera-t-elle le nouvel opium du peuple ?

Ce sera la suite inévitable du culte actuel de la beauté, de la minceur et de la forme. On ne fantasme pas impunément toute sa vie durant sur les ventres plats, les seins fermes et les peaux lisses. Un tel conditionnement laisse des traces. Les mêmes qui, dans leur jeunesse, auront claqué leur argent de poche en cosmétiques ou salles de gym, n'hésiteront pas, à mesure qu'ils prendront de l'âge, à engloutir une part de plus en plus importante de leurs revenus en chirurgie esthétique, traitements hormonaux et autres gris-gris high-tech, pour prolonger ne fut-ce qu'un instant cette plastique de rêve si chèrement acquise.

• Vous nous annoncez un futur inhumain. Y croyez-vous vraiment ?

Si le présent est d'une quelconque utilité pour préfigurer le futur, alors oui, sans aucun doute, celui-ci sera inhumain. La facilité avec laquelle la nation la plus riche, la plus puissante, la plus démocratique, la plus soucieuse des lois, la plus avancée sur le plan scientifique, la plus sophistiquée sur le plan culturel, s'est laissé entraîner dans une guerre totalement irrationnelle par une poignée d'idéologues extrémistes, démontre à l'évidence que le progrès matériel n'est en rien une garantie contre le retour de la sauvagerie. J'avancerai même l'idée que plus nous avançons sur la voie du progrès, plus nous nous rapprochons de nos origines barbares. Nous croyons évoluer sur une ligne droite, alors qu'en réalité nous tournons sur un cercle. Et sur un circuit, les plus avancés sont aussi les premiers à repasser par la case départ.

• Au regard de l'évolution de la démographie mondiale, les jeunes vont-ils vraiment finir par haïr les vieux ?

Tout dépendra de la situation de l'économie vers 2020, au moment où déferlera le gros de la vague des papy boomers : serons-nous en phase de croissance - comme dans les années 1990 - ou de récession - comme à présent ? Dans le cas favorable, les gains de productivité parviendront à compenser le manque de bras, et les profits boursiers à pallier notre imprévoyance. Eternity Express décrit l'autre scénario, celui qui conduira les papy boomers et leurs enfants à se faire une guerre sans merci pour le partage de ressources rares.

Max, n°160, mai 2003, pages 58-60

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